Word World (par Jacques Demorgon)

Les grandes orientations culturelles
Cours de formation à l’interculturel

Encyclopédie sonore des Universités, Université de PARIS X – Nanterre

Avant-propos

I. Les problématiques
2. Mondialisations et mutations dans la pratique et la pensée des cultures

7e émission : Cultures nationales : trois grandes enquêtes sur leur existence

Introduction

Nous sommes encore dans la première partie de ce cours consacré aux problématiques que pose l’étude des cultures et des interculturalités. Toutefois, depuis l’émission précédente, nous prenons en compte un second groupe de problématiques. Nous voulons comprendre comment “la mondialisation” entraîne des mutations dans la pratique et la pensée des cultures. Nous avons évoqué un assez fort courant de pensée postulant l’homogénéisation du monde et la disparition plus ou moins rapide des cultures nationales. Nous avons donné un certain nombre d’arguments théoriques s’opposant à cette thèse.

Quand on s’interroge ainsi sur la réalité des cultures nationales, les questions sont parfois confuses ou interfèrent. Ainsi, demander si “la” culture nationale existe n’est pas une question suffisamment précise. Je peux vouloir répondre : “la culture nationale n’existe pas en moi car je me sens libre d’agir en conformité ou non avec la culture de mon pays”. Il importe donc de sortir de ces discussions pour constater sur des points précis dans quelle mesure les cultures nationales résistent et dans quelle mesure elles évoluent. D’où le recours aux enquêtes empiriques.

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Dans la présente émission, la septième, nous nous référerons à trois groupes d’enquêtes empiriques, étendues et approfondies contribuant à ce débat. Un point fondamental commun à deux groupes d’études est qu’elles ont été réalisées dans deux moments successifs. Cela nous permet de constater quelle évolution s’est produite entre la première et la seconde enquêtes. Ces deux groupes d’études ont par ailleurs le mérite de porter sur des sujets complètement différents : le taux de naissances illégitimes d’un côté et, de l’autre, l’accès à la direction des grandes entreprises.

Entre les deux, nous rendrons compte de la célèbre enquête d’Hofstede sur les caractéristiques culturelles des cadres nationaux des 53 filiales IBM dans le monde.

24. Décennie quatre vingt, le modèle japonais : cultures ou stratégies ?

Les entreprises constituent un domaine complexe et sensible dans l’évolution interculturelle contemporaine.

Domaine complexe, parce que tous les niveaux s’y retrouvent. C’est ainsi que les relations interculturelles, personnelles et groupales, sont présentes dans de multiples situations : marketing, publicité, coopération d’équipes plurinationales. Mais on y trouve aussi les problématiques interculturelles des relations institutionnelles et internationales comme dans la constitution d’associations, de joint-ventures, de fusions.

Domaine sensible, parce que les évolutions actuelles les plus vives y sont à l’oeuvre. De fait, les entreprises conjoignent deux dynamiques. La première vise à composer les cultures nationales entre elles; la seconde à le faire dans le contexte de la globalisation informationnelle-mondiale. Nombre de grandes entreprises interviennent ainsi comme médiatrices entre les cultures d’hier et les cultures de demain.

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Les crises “pétrolières” marquent la décennie soixante-dix mais c’est l’apparition d’un modèle japonais qui marque la décennie quatre-vingt. La suprématie économique américaine apparaît menacée. La réussite japonaise au plan économique braque les projecteurs sur ce pays et par conséquent sur les performances sur certains points déficitaires de l’Europe et des États-Unis (3).

Plusieurs “best-sellers” mondiaux posent le problème. On pourrait citer ceux de Peters et Waterman (4), Ouchi (5), Deal et Kennedy (6). La réussite japonaise relève-t-elle d’une culture qui, dans des circonstances favorables, produit ses fruits ? Ou s’agit-il de stratégies du moment, intelligentes et heureuses ? Ce fut très intéressant de voir s’opposer les interprétations. Selon les uns, c’est bien la spécificité de sa culture qui est à l’origine des succès économiques du Japon. C’est ce que pense, par exemple, Morishima (7). Selon d’autres, la stratégie, alors japonaise, peut être reprise dans toute culture. En regardant mieux, on montrait que la perspective de l’excellence, de la qualité totale, avait été d’abord énoncée dans le contexte des entreprises américaines (IBM). C’est au Japon qu’elle avait été reprise et s’était développée. Les entreprises américaines ne faisaient que récupérer une idée qu’elles avaient émise les premières.

Alors : primat de la culture nationale ou primat de la stratégie d’entreprise ? La réponse à cette question est importante. En effet, dans le premier cas, la réussite est unique, tandis que, dans le second cas, elle est reproductible. Nombre d’auteurs – plus historiens et sociologues que managers ou économistes – s’emploient à défendre la thèse du fond culturel national spécifique. D’autres auteurs optent pour l’explication stratégique et proposent même des manuels pour reproduire la réussite japonaise. C’est alors la pleine période de vogue de la culture d’entreprise : elle seule peut unir les membres de l’entreprise par delà les cultures nationales. Loin d’être tributaire d’une “culture nationale”, l’entreprise, de plus en plus internationale (on dira bientôt mondiale ou globale) doit être capable de produire sa propre culture au long des années.

Sous cette dénomination de culture d’entreprise, on peut se référer à des problèmes de régulation entre la diversité et l’unité dans l’entreprise : sous l’angle de ses implantations, de ses départements et de ses personnels. Tous ces problèmes demeurent.

Toutefois, dans cette décennie quatre-vingt, la notion joue plutôt un rôle de panacée. La réussite n’étant plus assurée à partir des motivations des personnels sur la base culturelle nationale, elle doit l’être par des motivations liées à la culture de l’entreprise elle-même. Les entreprises essayent de maintenir, de soutenir, parfois même de créer, de développer et d’enrichir une ou des cultures d’entreprises. Elles se constituent une image positive en rendant hommage à la culture cultivée sous ses diverses formes. Elles jouent les mécènes, les sponsors dans l’un ou l’autre des domaines valorisés des arts, des sports, de la santé, de la formation et du devenir des jeunes. A vrai dire, la culture d’entreprise n’intègre pas si facilement des personnels originaires de nations et de cultures différentes. Souvent, elle n’y songe même pas. D’autant plus qu’elle est produite dans un environnement mental qui sous-estime complètement la prégnance des cultures nationales.

Le primat accordé à la culture d’entreprise et à ses stratégies spécifiques et nouvelles a bénéficié de travaux comme ceux de “l’école stratégique” avec Crozier (8). Citons dans le même sens les travaux de “l’école sociétale” dans laquelle Maurice, Sellier, Sylvestre (9) ont mis en évidence les impacts des systèmes d’éducation et de formation sur les devenirs différents des sociétés industrielles, allemande et française. Pour l’école sociétale, les caractéristiques culturelles ne sont pas déjà là dans une hypothétique culture nationale, elles sont produites à travers le fonctionnement même des stratégies de formation.

De leur côté, d’autres travaux – comme ceux de Philippe d’Iribarne (10) concernant les cultures française, néerlandaise et américaine dans les entreprises – ont mis en évidence le primat d’une culture nationale qui se constitue sur le long terme et ne s’efface pas.

25. Hofstede et les cadres nationaux de 53 filiales I.B.M dans le monde

Dans la décennie 80, le chercheur néerlandais Geert Hofstede (11) a voulu lui aussi faire le point scientifiquement sur la persistance des caractéristiques culturelles nationales dans le cadre des fortes cultures d’entreprises mondiales. Pour parvenir à une réponse rigoureuse et convaincante, il mène une vaste enquête par questionnaires sur les cadres, en majorité masculins, des 53 filiales I.B.M. dans le monde.

Il construit des indices culturels révélateurs de caractéristiques culturelles nationales autour de quatre grandes problématiques situationnelles : la distance hiérarchique, courte ou longue – les orientations individualistes ou collectivistes – le contrôle de l’incertitude, faible ou fort – l’orientation plus féminine ou plus masculine. Selon leurs réponses au questionnaire, les cadres des différents pays atteindront tel ou tel  niveau dans chaque indice. Cette étude va clairement montrer que la culture d’entreprise n’est pas la même dans toutes les filiales. Il n’y a pas de culture d’entreprise qui puisse faire disparaître la culture nationale. Au mieux, elle se juxtapose à elle. Souvent, c’est plutôt la culture nationale qui remodèle la culture d’entreprise. Dans notre seconde partie, “Domaines et Cultures”, c’est par domaines que nous rendrons compte des résultats des quatre indices culturels d’Hofstede. Disons tout de suite que certaines critiques méthodologiques furent adressées à cette recherche dont certaines justifiées. Elles ne remettent cependant pas en cause la démonstration d’ensemble sur l’impact toujours fort des cultures nationales dans les conceptions et les conduites des cadres d’une entreprise fut-elle mondiale. Toutefois, Hofstede n’est nullement hostile à l’idée que les cultures nationales sont elles même prises dans des évolutions. Il recourt volontiers à l’éclairage historique. Il souligne, par exemple, le rôle de l’industrialisation et de l’urbanisation dans la modification des conduites culturelles héritées de l’époque agricole. Mais il met aussi en évidence le rôle des courants culturels historiques plus anciens qui, dans plusieurs pays, n’ont pas encore été modifiés par une industrialisation d’ailleurs tardive.

Il est vrai que depuis l’étude d’Hofstede, en un quart de siècle, la mondialisation s’est encore accrue. Certains se sont interrogés : “Si les conclusions d’Hofstede étaient justes à la sortie de l’étude, en va-t-il de même aujourd’hui ? Hofstede ne va pas refaire une étude d’une telle envergure. Par contre, nous pouvons reprendre cette interrogation avec l’enquête suivante. Celle-ci effectuée au milieu de la décennie quatre-vingt a été reprise dix ans plus tard.

26. Le profil différentiel des grands chefs d’entreprise en France, Allemagne et Grande-Bretagne.

M. Bauer et B. Bertin-Mourot ont effectué cette enquête au milieu de la décennie quatre-vingt. Quand ils ont présenté leurs résultats dans un ouvrage intitulé : “Les 200”, comment devient-on un grand patron ?” (12), ils ont du faire face à de vives critiques. Non sur la rigueur et le sérieux de l’enquête ! On a prétendu que ces résultats, justes, étaient maintenant déjà périmés.

B. Bertin-Mourot l’écrit: “ On nous a reproché d’avoir photographié un état de choses dépassé, voué à un bouleversement rapide par la mondialisation de l’économie et la modernisation des entreprises françaises”. Bauer et Bertin-Mourot, piqués au vif dans leur méthodologie empirique, vont décider de refaire l’étude moins de dix ans après, “désirant en avoir le coeur net”.

Ils présentent ces nouveaux résultats, en 1995, avec P. Thobois, dans un nouvel ouvrage : “ Les n°1 des 200 plus grandes entreprises, en France et en Grande-Bretagne ” (13).

Comme notre mise en évidence du long terme de la genèse culturelle pouvait le prévoir, les faits ne se sont pas modifiés en moins de dix ans. Bien loin de disparaître, les faits constatés, au milieu de la décennie quatre-vingt, se sont encore accentués au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, comme si la culture française était plutôt dans une phase de renforcement, de crispation pourraient dire certains.

Les auteurs avaient opérationnalisé leur recherche, définissant des crédits ou des atouts pour devenir dirigeant d’une grande entreprise. En France, l’atout “État” est passé de 41 % à 47 %. L’atout “capital” de 28 % à 32%. L’atout “carrière” a encore régressé de 31 % à 21 %. C’est donc aujourd’hui près de 50 % des dirigeants des grandes entreprises qui, en France, sont “détectés dans le vivier de l’État, c’est-à-dire en général après un parcours “Grandes Écoles + Grands Corps de l’État”. Au contraire, le recrutement à partir de preuves faites tout au long d’une carrière effectuée dans l’entreprise privée est passée d’un pourcentage d’un peu moins d’un tiers à un pourcentage d’un cinquième seulement.

Les auteurs ont coopéré à l’ouvrage dirigé par E. Suleyman et H. Mendras (14) “Le recrutement des élites en Europe”. Ils ont comparé le recrutement des élites économiques, en France et en Allemagne. B. Bertin-Mourot souligne “ qu’en Allemagne, le système est très différent : les dirigeants font de véritables carrières à l’intérieur de l’entreprise avant d’arriver au sommet. Lorsqu’un grand patron allemand arrive en France et que l’on apprend qu’il a commencé comme mécanicien dans son entreprise, ça paraît tout à fait ahurissant à ses homologues français”. Sur le long terme des cultures, cela s’enracine en Allemagne dans la prégnance des cultures communautaires au cours du premier millénaire européen. Ces cultures communautaires entraînent toujours un esprit plus égalitaire. De plus, elles ne conduisent pas au mépris des activités économiques. Contrairement à la culture impériale et à la culture catholique dont les influences seront finalement repoussées par la Réforme.

En ce qui concerne la Grande-Bretagne, Bertin-Mourot ajoute: “c’est encore autre chose, une bonne partie des dirigeants sont des gens qui se sont faits reconnaître, non pas dans l’entreprise mais dans le monde de l’entreprise et des affaires en général”.

Pour notre part, nous pourrions montrer aussi la longue continuité culturelle britannique. L’aristocratie et la grande-bourgeoisie se sont associées et ont accordé le primat aux activités économiques sur toute autre activité, en particulier, militaire. Cette élite a fini par marginaliser la Royauté et a pu conquérir le pouvoir politique. Dès le milieu du XIXe siècle, la Grande-Bretagne est devenue la première des nations-marchandes (15).

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BIBLIOGRAPHIE

1) MARTIN Claude, Comparer les questions familiales en Europe”, in Théry I., Couple, filiation et parenté aujourd’hui. O. Jacob, La Documentation française, 1998)

2) SMITH Tom W., L’évolution de la famille aux États-Unis, in Futuribles n° 255, juillet-août 2000, p. 89-99.

3) DEMORGON J., Complexité des cultures et de l’interculturel, 2e éd. augmentée, Anthropos-Economica, 2000

4) PETERS T.J. et WATERMAN R.H., Le prix de l’excellence, Tr. frse, Paris, Interéditions, 1985

5) DEAL T.E. et KENNEDY A.A., Corporate Cultures. The Rites and Rituals of Corporate Life, 1982

6) OUCHI W., THEORIE Z., Faire face au défi japonais, Paris, InterEditions, 1982.

7) MORISHIMA M., Capitalisme et confucianisme, technologie occidentale et éthique japonaise, Flammarion, 1987 (1982).

8) CROZIER M., FRIEDBERG E., L’acteur et le système, Le Seuil, Paris, 1977

9) MAURICE M., SELLIER Fr.., SYLVESTRE J.-J.., Politique d’éducation et organisation industrielle en France et en Allemagne. Essai d’analyse sociétale, PUF., 1982

10) IRIBARNE (Ph. d’), La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales. Seuil, 1989

11) HOFSTEDE G., BOLLINGER D., Les différences culturelles dans le management, Ed. d’Organis., 1987.

12) BAUER M.& BERTIN-MOUROT B., Les 200”, comment devient-on un grand patron?, Seuil, 1987.

13) BAUER M., BERTIN-MOUROT B. & THOBOIS P., Les N°1 des 200 plus grandes entreprises, en France et en Grande-Bretagne, C.N.R.S.- Boyden E.S., 1995.

14) BAUER M. & BERTIN-MOUROT B., “Le Recrutement des élites économiques en France et en Allemagne” in Suleyman E. et Mendras H., Recrutement des élites en Europe, La Découverte, 1995.

15) DEMORGON J., L’histoire interculturelle des sociétés, Anhropos-Economica, 1998.

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