Word World (par Jacques Demorgon)

in La Révolution Prolétarienne, décembre 2019, pages 21 à 24

« Notre époque peut encore se doter de la pensée dont elle a besoin… les historiens peuvent expliquer les différences qui divisent l’humanité et la manière dont nous pouvons les empêcher de nous détruire. »

Ian Morris Pourquoi l’Occident domine le monde…

1./ Pour ou contre l’État ? 

1.1./ P. Clastres : une chefferie différentielle en guerre et en paix 

Dans les années qui suivent mai 68, Pierre Clastres (1974) obtient un franc succès auprès des étudiants avec son livre La société contre l’État. Ethnologue, immergé dans quelques tribus d’Amérique du sud comme les Guayaki, il découvre leur réticence profonde à perdre leur liberté en temps de paix en confiant l’organisation de leur existence à un chef quel qu’il soit. Pour contenir la propension dominatrice de tout chef, ils lui donnent des obligations astreignantes telles que tenir régulièrement un discours en faveur de l’unité de la tribu ou se préoccuper constamment des difficultés des uns et des autres et les aider. Certes, en cas de guerre, avec des tribus voisines querelleuses, il leur faut un chef très réactif dans la situation. Ils acceptent celui qui possède ces compétences. Mais la guerre terminée, il doit en revenir à son statut de chef du temps de paix. La mort accidentelle de Clastres nous laisse une œuvre précieuse interrompue. Elle indique que la longue humanité prénéolithique était constituée de microsociétés se gouvernant elles-mêmes. Certes, la guerre était déjà un facteur requérant la cohérence du groupe, ce qui donnait à la forme sociétale de l’État une chance d’émerger. 

1.2./ J. C. Scott : des chasseurs-cueilleurs sédentaires dans les deltas paradis

James C. Scott (2019), anthropologue néerlandais, se déclare toujours proche de Clastres. Il le prolonge de façon toute différente puisque son étude porte sur la Basse-Mésopotamie au néolithique (Obeïd : 6500-3800 AEC). Il constate l’erreur courante de l’opposition sommaire « nomades sans État », « sédentaires étatiques ». Certes, plus tard, il en ira bien ainsi sauf que, pendant quelques millénaires, des sociétés de sédentaires ont existé sans devenir étatiques. Son étude repose sur la découverte de deltas paradis, régions exceptionnelles, très plates, permettant la coexistence de deux écologies : l’une fluviale et d’eau douce, l’autre maritime et saline. Elles mêlent leurs ressources dont font partie les migrations animales. Poissons, oiseaux, grands mammifères se retrouvent selon les saisons. Les chasseurs en profitent car, en quelques semaines, ils disposent de subsistances qu’ils vont sécher, saler et conserver pendant des mois. On comprend la transformation du chasseur nomade en sédentaire qui reste chasseur. Pourquoi se déplacerait-il puisque « les différents milieux lui rendent visite ». Ces petites sociétés sont réticentes à la formation de l’État et l’État n’est guère en mesure d’exister car ce type d’économie plurielle et mouvante est bien difficile à contrôler. Scott met en évidence ce frein à l’arrivée des États. Le cas de la Basse-Mésopotamie correspond à nombre d’autres deltas paradis célèbres de l’Indus, du Nil, de la baie de Hangzhou en Chine. Ailleurs encore, en Asie du sud-est, au Mexique et au Pérou. Il est vrai, ce temps d’une humanité antérieure de chasseurs-cueilleurs nomades, coexistant avec une humanité de « sédentaires sans État » n’a sans doute même pas duré 4 000 ans. 

2./ Tribus et royaumes : le différentiel d’écologie, d’économie, de mœurs 

2.1./ Une Chine agropastorale sédentaire et royale-impériale

L’une des clés du passage au sociétal étatique se découvre dans ce que J. P. Demoule (2019) inscrit en titre de sa préface à Scott : « Diaboliques céréales ». Celles-ci productives, récoltées en une fois, aisément stockées, assurent une nourriture régulière mais aussi facilitent le contrôle et l’imposition de leur production par un État. Croissance démographique, émergence de l’État se renforcent. Dans les lieux appropriés la forme de société tribale est dépassée. Les chefferies se transforment en gros villages, en cités-États, en petits royaumes. C’est le cas de la Chine qui atteint quasiment la forme empire au 2e millénaire AEC. Elle comporte une « écologie, économie » agropastorale sédentaire intensive qui entraîne une réelle croissance démographique. Un ensemble humain plus important se soumet à une organisation étatique royale très hiérarchique. Elle s’est inventée en même temps que l’a fait, au plan des mœurs, une famille-souche, elle aussi hiérarchique et autoritaire, privilégiant le père et le fils aîné. 

2.2./ Un élevage extensif de steppes et des tribus nomades « invasives »

Au nord et au nord-ouest de la Chine, on trouve une tout autre humanité. Elle est constituée au plan écologique de pays de steppes. L’économie y est celle d’élevages extensifs. En sociopolitique, l’organisation est tribale nomade. Au plan des mœurs, rudes, le contrôle à cheval des troupeaux valorise les frères. Cette « écologie économie » de l’élevage extensif donne aux tribus quelques supériorités. Pour contrôler les déplacements de leurs troupeaux, ils mènent leurs chevaux avec habileté et rapidité. Leur efficacité provient encore de leur coordination collective. Solidarité, vivacité, mobilité, vitesse constitueront les compétences d’une guerre de mouvement. Des tribus invasives obligeront des royaumes sédentaires à s’associer pour résister. Les royaumes, rivalisant pour l’emporter, chacun cherche des alliances y compris auprès de tribus voisines. 

3./ Paix et guerres intermittentes. Politique, économie, sciences et techniques 

3.1./ Chine : 500 ans de guerre intermittentes entre États rivaux en équilibre

L’empire des Zhou de l’ouest se morcelle en trois royaumes. Commence alors la période nommée « Printemps et Automnes » (-722,-476), avec quelque sel poétique. Confucius (551-479AEC), Lao-Tseu (570-490 AEC) en font partie. La période suivante (-476,-221) elle aussi très connue sous la dénomination explicite de « Royaumes combattants » voit les rivalités s’accroître et se durcir. David Cosandey (2007 : 409-410) précise que pendant plusieurs siècles « huit États centralisés et forts se partagent le monde chinois ». Cosandey fait une très importante distinction. Dans les guerres asymétriques, l’un des belligérants a tellement plus d’atouts qu’il remporte une victoire facile et rapide. Le cas de figure des 3 puis des 8 royaumes chinois est tout différent. Les belligérants sont dans des situations voisines d’équilibre sur tous les plans politiques, économiques et culturels. De ce fait, les hostilités se prolongent, parfois s’interrompent puis reprennent et cela plus d’une fois. Des espaces-temps de paix relative s’installent et surtout chaque État commande à sa classe de chercheurs et de techniciens de faire découvertes et inventions lui donnant peut-être un atout nouveau décisif pour la victoire. C’est dans ces conditions que ces guerres intermittentes constituent une situation exceptionnelle où les guerres ne sont pas seulement destructrices mais productrices et, en l’occurrence, de savoirs scientifiques et techniques qui, les conflits passés, pourront servir au développement de tous. 

3.2./ Les divers États rivaux, stables et prospères, développent l’économie

On l’aura compris, guerre et paix sont loin de constituer des situations tranchées. Continuité, étendue, intensité de la guerre varient selon les lieux, les moments et les saisons. Les combattants dans chaque pays sont au 1er plan aux moments guerriers les plus vifs. Mais les activités courantes doivent aussi se poursuivre. Et d’abord, économiques, de la base au sommet. Cosandey (2007 : 411-412) observe : « Toujours à court d’argent pour leurs armées, les rois encouragent l’économie privée dont ils tirent de très gros profits grâce aux taxes sur les boutiques, les produits et les marchés. » En même temps, « les états-majors militaires passent de grosses commandes aux manufactures ». Les techniques commerciales se perfectionnent : la monnaie, inventée au début du 5e siècle AEC, est d’usage courant au 4e siècle. « Chaque royaume émet ses propres pièces en bronze, en cuivre et en or ». 

3.3. Politique, économie, culture « équilibrées » stimulent progrès scientifiques

Cosandey (2007 : 413-419) présente ces retombées scientifiques et techniques des parcours économiques et militaires. Il fait un bilan impressionnant de ce premier ensemble de progrès. D’abord d’ordre militaire. « On invente l’arbalète dans la seconde moitié du 5e siècle AEC… les trébuchets entre le 4e et le 3e siècle AEC : leurs projectiles sont trois fois plus lourds que ceux des catapultes grecques de la même époque ». « En métallurgie », à la fin du 6e siècle AEC, « la fonte du fer donne lieu à une véritable industrie : hache, bêche, couteau, épée. » Dès le 3e siècle AEC, on fabrique de l’acier. Pour le transport des marchandises, les navigations fluviales et maritimes font de grands progrès. Cosandey poursuit l’étude détaillée de ces progrès. Nous nous y sommes déjà référé (Demorgon, 2018 : 48-53) et nous resterons bref ici.

4./ Politiques inhumaines. Sursauts spirituels : religieux et philosophiques

4.1./ Après un 1er 20e siècle inhumain, Jaspers découvre l’âge axial de l’humanité

Les monstruosités inimaginables des deux premières Guerres mondiales produisent sidération extrême et méditation étendue et profonde. Ce sera le cas du philosophe allemand Karl Jaspers (1883-1969). Dès 1931, en allemand, Jaspers publie La Situation spirituelle de notre époque (trad.fr.1951a). Elle l’inquiète tellement qu’il se réfère à l’ensemble de l’histoire humaine pour découvrir si quelque chose de semblable s’y est déjà produit. Il fait alors une découverte dans ce qu’il connaissait déjà mais n’avait pas su percevoir comme une globalité. 

4.2./ Face à l’inhumanité (800-200AEC) : un foisonnement de sursauts spirituels 

Pendant une période consécutive de plusieurs siècles (800-200 AEC), déjà en Eurasie, se produit une floraison ininterrompue de religions et de philosophies que Jaspers (1951b : 136-137) énumère : « En Chine… Confucius (551-479AEC), Lao-Tseu (6e-5e s. AEC), Mozi (479-381AEC), Lie Tseu (450-375AEC), Tchouang-Tseu (369-286 AEC) et une foule d’autres. » D’ailleurs Cosandey (2007 : 421-422) précise : « Dernier effet – quelque peu paradoxal des guerres – les horreurs continuelles favorisèrent la diffusion à grande échelle d’une religion d’amour et de paix, le mohisme (Maître Mô ou Mozi)… qui prêchait une société égalitaire et même une sorte de fraternité universelle ».

Jaspers (1951b : 136-137) poursuit : « En Inde, on a l’hindouisme des Upanishad égalant 30 Bibles ». Il cite évidemment Bouddha. Ajoutons son contemporain, Mahâvîra qui revivifie le Jaïnisme. En fait, selon Jaspers, on a « toute la gamme philosophique : scepticisme, matérialisme, sophisme, nihilisme. » Il regarde ensuite « En Iran où Zarathoustra enseigne une vision du monde exaltante, comme un combat entre le bien et le mal… En Palestine, où les prophètes font leur apparition, depuis Elie, en passant par Isaïe et Jérémie, jusqu’à l’Isaïe du Deutéronome ».  Jaspers termine avec les apports bien connus de la Grèce. Citons seulement Homère (8es.-7es.), Héraclite, Parménide, Socrate, Platon, Aristote. Sans oublier les auteurs tragiques, les historiens, les savants : Thalès de Millet, Pythagore, Archimède (287-212 AEC). Si cette globalisation n’avait pas été faite, avant Jaspers (1954), c’est en raison d’une connaissance insuffisante de la situation gravissime de l’humanité à diverses périodes du 1er millénaire AEC. Quand les décisions politiques deviennent extrêmes, la vie des humains « ordinaires », peut devenir tout à fait inhumaine. Cela, du fait des batailles meurtrières en temps de guerre. Mais, en temps de paix, il y a les travaux forcés surveillés par des gardiens armés, lors des constructions de murs ou des creusements de canaux. Deux humanités opposées vont naître. L’une, politique et guerrière, sans pitié ; l’autre spirituelle, de sensibilité religieuse et philosophique, s’insurge contre la première, cherchant un autre destin aux humains. Todd (2011 : 152) précise : on a constaté, qu’aux 4e et 3e siècles AEC, les guerres entre Huns et Chinois pouvaient « occuper jusqu’à 75% du temps. » Le grand historien chinois Sima Qian (145-86AEC) qui écrit, entre 104 et 91AEC, nous rapporte la fin tragique de la bataille de Changping (260AEC). L’armée du royaume de Qin encercle toute l’armée de son pire adversaire : le royaume de Zhao. L’ordre vient, pour en finir vraiment, d’enterrer vivants les 400.000 prisonniers (Sima Qian, 2015, 2002). Tout à fait ailleurs, dans l’Inde du nord, le 3e empereur de l’empire des Maurya, Açoka (304-232AEC) est tellement horrifié par la guerre meurtrière qu’il vient de mener au Kalinka, qu’il se convertit au bouddhisme et renonce définitivement à la guerre. Tolérant, il soutient aussi les autres religions et toute action opposée aux violences inhumaines. 

5./ Conjonctions sociopolitiques, familiales et différentiel « masculin, féminin »

5.1./ Tribus victorieuses d’une dynastie et Chine impériale renouvelée 

Le 1er millénaire AEC de guerres entre tribus, royaumes et empires se poursuit sur plus de 2000 ans : de la dynastie Qin (221-206AEC) aux Mandchous (Qing 1644-1912). Todd (2011 : 153) le détaille : « Au-delà des tribus Xiong Nu, l’histoire chinoise inclut une longue suite d’invasions jusqu’aux Mongols (13e-14e s.) et aux Mandchous (17e s.). Pourquoi la Chine ne disparaît-elle pas ? Quels sont les destins des tribus nomades victorieuses et de la dynastie impériale vaincue ? La structuration d’une société impériale comporte une culture administrative et fiscale incontournable pour gouverner un vaste ensemble de populations. Les tribus victorieuses doivent s’y acculturer, métamorphosant ainsi leur victoire militaire en victoire politique. Loin de détruire la Chine, elles la renforcent. Elles fondent une nouvelle dynastie sinisée. Empire défait mais tribus victorieuses qui entrent dans la forme impériale de société dont elles ont besoin et qui leur survivra. 

5.2./ La famille communautaire patrilinéaire « catalyseur » du tribal-impérial chinois

Reste, qu’au plan des populations, il fallait aux vainqueurs et aux vaincus quelque chance de se tolérer. L’étude approfondie de l’évolution familiale chinoise par Todd permet de comprendre l’étonnante interculturation synergique du « familial » et du sociétal. Les deux humanités ennemies, la tribale et l’impériale, ne seraient pas parvenues à plus ou moins fusionner, siècle après siècle, comme elles l’ont fait, si elles n’avaient pas disposé de cette précieuse référence commune stable : le même type de famille communautaire patrilinéaire. La systémique d’Herbert Simon (2004, 1969) corrobore cette donnée. Le passage d’un système simple (tribal) à un système complexe (impérial) sera facilité si le processus évolutif bénéficie de systèmes stables intermédiaires. La forme familiale commune remplit ce rôle. Une autre stabilité y a contribué : le régulier repli de sauvegarde au sud d’un empire chinois vaincu au nord. Les tribus victorieuses au nord ont le temps de s’acculturer à la gestion impériale, se sinisant et facilitant ainsi la future réunification du nord et du sud.

5.3./ L’évolution chinoise conjointe des formes de famille et des sociétés

Grâce aux études des sinologues, de Cosandey (2007) et de Todd (2011) que nous avons maintes fois présentées (Demorgon, 2019a, b, c), rappelons brièvement l’incroyable évolution familiale chinoise sur plusieurs siècles. À l’origine, les descendants partagent le bien familial. Au début du 1er millénaire, sous les Zhou de l’ouest, la croissance démographique et la terre manquante rendent préjudiciable l’héritage morcelé d’une propriété jusque-là cohérente. Une innovation prend corps et devient légitime : une primogéniture orientée vers le fils aîné qui devient seul héritier. Ce primat familial économique se confirme en primat religieux. Le fils aîné devient seul détenteur de l’exercice du culte des ancêtres. Ces primats se transposent encore aux plans collectifs politiques, administratifs ou militaires. Les charges d’officiers sont réservées aux aînés. Revenons maintenant aux relations guerrières entre sédentaires chinois et nomades tribaux, adversaires ou alliés. En temps de paix, il y a même d’autres échanges. D’où, des interculturations continues jusqu’au plan familial. Les nomades tribaux ont apprécié la forme familiale patrilinéaire dans sa dimension d’autorité mais le primat de l’aîné est pour eux contre-productif dans le contrôle commun des troupeaux qui bénéficie de l’union des frères. En guerre avec eux, les Chinois découvrent que leur mobilité et leur solidarité fraternelles se transposent au plan militaire leur donnant une supériorité considérable. C’est ainsi que l’interculturation s’amorce et, en quelques siècles, fait basculer la structure familiale chinoise de la famille-souche inégalitaire à la famille communautaire patrilinéaire égalitaire. En moins d’un siècle supplémentaire, les mœurs familiales adoptées sont validées par le droit. Todd (2011 : 150) le précise : « En 127 AEC, la dynastie Han abolit la primogéniture et pose l’égalité des frères. La division égalitaire des fiefs est la règle. »

5.4./ États guerriers. Humains assujettis et « différentiel » du statut féminin 

Le système familial communautaire (égalitaire pour les frères) a donc bien été inventé en commun au cours d’une longue interculturation guerrière et pacifique entre nomades tribaux et sédentaires chinois. On a récemment compris son rôle de référence commune permettant aux vainqueurs et aux vaincus, après chaque fin de conflit, de se recomposer comme un même peuple impérial en dépit des fortes diversités d’origine. Ce processus aidait chaque nouvel empire à reconstruire sa cohérence. Cela ne justifie pas le fait que ce système familial entraîne un déficit de liberté sociopolitique. Encore moins le fait que les femmes subissent en plus la concession que l’État fait aux hommes d’un résidu d’autorité à leur égard. Ce que nous décrivons ainsi n’a pas à relever d’une morale de bienveillance sur laquelle tels idéologues ne manqueraient pas d’ergoter. Todd non seulement le souligne mais le démontre. Pour une raison d’évidence méconnue : Tout abaissement du statut féminin se paye par un abaissement général dans l’éducation des enfants sur les plans culturels, économiques et politiques. Et donc, au final, par un abaissement général de tout le développement humain. Ajoutons encore que ce processus constitue bel et bien une régression étendue et profonde par rapport à la famille originelle commune qui, au début du néolithique, est encore une famille dite « nucléaire » car limitée au noyau des parents et des enfants. Certes, avec ses variantes mais toutes comportent de larges libertés et de souples inégalités. Sans l’avènement de sociétés étatiques et même royales-impériales en guerres fréquentes (Chine, Inde, Europe, Islam…), les évolutions familiales ne se seraient pas produites ainsi. Résumons avec Todd (2017, 2011) qu’une large part de l’humanité est ainsi passée de « familles nucléaires » à des « familles-souches », à des « familles communautaires exogames » et, bien avant l’Islam, à des « familles communautaires endogames ». L’endogamie, prescrivant le mariage à l’intérieur de la famille large, y enferme en même temps les femmes. L’autorité masculine, dans cette communauté fermée, est d’une prégnance plus grande. On a bien trois mutations du système familial humain originel avec chaque fois renforcement de l’autorité masculine (paternelle et fraternelle) et dégradation du statut féminin. Dans cette situation, oppositions et hiérarchisations inadéquates contribuent, nous l’avons dit, au déficit éducatif structurel des jeunes qui, jadis, n’occupait guère l’État. Pour lui, l’important était l’appropriation et l’usage légitimes de ceux qui étaient ses sujets. La concession clairement symétrique de l’assujettissement des femmes aux hommes (par pervertissement de l’imaginaire masculin) révèle en même temps la perversion fondatrice d’un imaginaire de supériorité totale étatique. Les idéologues de la coupure « privé, public » diront que « ça n’a rien à voir » ! Ils permettent ainsi la prolongation du déni de cette évidente symétrie masquée. Souhaitons que les États qui se disent « démocratiques » améliorent leur législation quant à leur propre mainmise abusive sur leur population. Comme ils prétendent maintenant le faire sur la mainmise abusive des hommes par rapport aux femmes. Cette symétrie est liée. Ne disons pas que nous en sommes sortis. Les habitudes perverties ont la vie dure ! Craignons que le nœud gordien ainsi constitué se maintienne non tranché, non dénoué. Il s’est d’ailleurs accru d’autres divisions, économiques et culturelles par exemple, qui compliquent encore l’existence humaine et que nous aborderons dans la suite de cette étude. 

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Bibliographie

Clastres P. La société contre l’État. Minuit, 1974.

Cosandey D. Le secret de l’Occident. Flammarion, 2007, 1997.

Demorgon J.  « L’histoire destinale des civilisations ». Chisinău, ULIM, Intertext 1/2/ 2019a, p.13-79.

—. « Todd. Familles et sociétés. Toute l’histoire ». Synergies Pays Germanophones12, Gerflint, 2019b.

—. « L’homme foisonnant. Des humanités antagonistes. Chisinău, ULIM, Intertext 3/4/ 2019c. 

—. La science est-elle née en Occident ? Alger : el Borhane, 2018.

Demoule J.P. « Diaboliques céréales ». Préface à Scott, op. cit. 2019. 

Jaspers K. Origine et sens de l’histoire. Plon, 1954 (1949).

—. La Situation spirituelle de notre époque. Desclée de Brouwer, 1951a (1931).

—. Introduction à la philosophie. Plon 1951b ; rééd.10/18, 2001.

Morris I. Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant. L’Arche, 2011.

Scott J. C. Homo Domesticus. La découverte, 2019.

Sima Qian. Mémoires historiques. Picquier, 2015, 2002.

Simon H. Les sciences de l’artificiel. Gallimard, 2004, 1969.

Todd E. Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine. Seuil, 2017.

—. L’origine des systèmes familiaux. T.1. L’Eurasie. Gallimard, 2011.

—. La diversité du monde. Seuil, 1999.

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