Word World (par Jacques Demorgon)

CULTURES : APPRENTISSAGE EXPÉRIENTIEL – ÉVALUATION 

GRANDES ÉCOLES, ENTREPRISES, LANGUES, CONTENUS, COMPÉTENCE- INCOMPÉTENCE

Sources : Christophe Morace : « Comment développer les compétences interculturelles par apprentissage expérientiel ? Applications et implications de la théorie de Jacques Demorgon » In Revue  de l’École des Ponts/ParisTech – Conférence des Grandes Écoles – UPLEGESS, 2011) – Submitted on 6 Jun 2016 (https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00497548/document)

Apprentissage interculturel expérientiel en Grande Ecole 

4.1 Pédagogie active et apprentissage expérientiel 

Mettre en place une pédagogie de l’apprentissage expérientiel a pour but de créer le contexte et la situation qui vont permettre la singularisation d’un lieu et d’un temps de l’interculturel Demorgon ([1998]2002). L’épistémologie et la méthodologie permettant l’analyse interculturelle d’une rencontre expérientielle ayant été introduites, il convient de décrire maintenant la méthode pédagogique qui permet aux élèves ingénieurs et managers de réaliser des activités en situation réelle d’apprentissage expérientiel qui leur permettront – peut-être – de développer des compétences interculturelles. 

A l’aide de cette méthode, nous avons souhaité créer une situation singulière dans laquelle les étudiants peuvent (1) prendre conscience de l’interculturalité, (2) s’approprier des connaissances sur l’interculturel et (3) développer des compétences en communication et en management intégrant la dimension interculturelle. La pédagogie active mise en œuvre fait émerger une situation complexe, ensuite analysée par une méthodologie qui permet d’analyser cette complexité. 

4.2 Conception et mise en œuvre d’une approche pédagogique interculturelle 

Nous précisons, dans le développement qui suit, la conception de notre approche pédagogique en précisant l’institution, la discipline, la thématique, les objectifs, les contenus et modalités pédagogiques du cours.
Nous soulignons tout d’abord l’importance que les Ecoles d’ingénieurs et les Ecoles de management accordent à la dimension interculturelle du management. L’ESC Bretagne Brest offre un cours de management interculturel dans ses fondamentaux de première année. Telecom Bretagne a également ajouté au cours de communication interculturelle du département « langues et culture internationale » une mineure de management interculturel en première et deuxième année. La dimension interculturelle fait donc partie intégrante de la discipline management des deux institutions.

L’objectif du cours consiste à favoriser l’émergence de compétences interculturelles appliquées au management afin de répondre aux attentes des entreprises. Le profil des apprenants est prépondérant pour le succès du cours dans la mesure où la diversité prime sur l’homogénéité. Plus les profils académiques, les origines culturelles et les langues d’origine sont variés, plus les conditions sont remplies pour faire émerger des différences et éventuellement créer des synergies à l’intérieur du cours. Les contenus de cours reprennent les spécificités, les objectifs et les modalités majeurs du management interculturel dans des apports théoriques. 

Notre pédagogie active vise la création d’une situation expérientielle permettant à des élèves ingénieurs et managers français et étrangers de réaliser des projets sur deux niveaux : en termes de contenus, les étudiants sont amenés à travailler à la réalisation de dossiers, rapports et présentations consacrés au management interculturel comme « discipline » et contenu de cours et, concernant la relation, ils évoluent dans des équipes internationales, multiculturelles et transversales, et tentent de créer – par la communication et la négociation multilingues – de réelles équipes interculturelles faisant éventuellement émerger l’espace que Demorgon appelle «intérité», (reprenant Couturat) ([1998]2002). 

Les contenus dispensés sont des apports qui reprennent les théories majeures du management interculturel en s’appuyant sur les auteurs du domaine comme principalement Hofstede (2003), Hall (2003) et Trompenaars (2002). D’autres auteurs sont également abordés tels que Adler (2002), Schneider & Barsoux (2002). Une attention toute particulière est accordée à Jacques Demorgon (2005a), dont la théorie de l’interculturel permet de donner une perspective cohérente à la fois dans l’approche épistémologique, méthodologique et pragmatique. Le cours est organisé de telle manière qu’un cours d’introduction pose les objectifs, les contenus et les modalités pédagogiques. Ce cours ne suppose pas de pré-requis en management. 

Concernant les modalités pédagogiques, l’alternance entre la théorie et la pratique – sur deux niveaux – demeure un apport majeur du cours. A l’issue d’une courte séance d’introduction, la seule en format magistral visant à expliquer les conditions de réalisation du cours, les élèves sont répartis par les enseignants, en fonction des critères de cultures nationales, en équipes de 5 personnes maximum pour réaliser un dossier dédié au management interculturel sous forme de projet qui va durer entre 5 et 9 semaines. En fonction de l’Ecole, du profil des élèves ou du temps imparti, le choix du sujet peut être imposé par les enseignants ou choisi par les élèves. L’objectif consiste alors, soit à répondre aux questions posées par les enseignants soit à répondre à une problématique soulevée par les élèves et validée par les enseignants. Les résultats du travail engagé sont formalisés dans un dossier d’environ vingt ou trente pages et sont finalisés lors d’une présentation orale. 

Ainsi, on observe bien une pédagogie expérientielle à deux niveaux : A un premier niveau, les élèves travaillent sur des problématiques de compétences interculturelles en termes de contenus de management en abordant ce thème dans une perspective académique. A un deuxième niveau, ils mettent en pratique et vivent ce même management interculturel lors du travail à réaliser en équipe multiculturelle. 

Les enseignants-tuteurs accompagnent les élèves dans leur travail, ils valident les problématiques soulevées ou « guident » les élèves pour la réponse aux questions et veillent à la dynamique de groupe (synergie – conflits – médiation). Ce tutorat est à la fois présentiel- synchrone, asynchrone et à distance puisque les institutions respectives sont équipées des technologies de l’information et de la communication (TIC). Concernant l’utilisation de différentes langues, les enseignants (bi- et trilingues) incitent les élèves à organiser le travail des équipes, la rédaction du dossier et/ou la présentation de leurs résultats avec une approche multilingue. Ils insistent également tout particulièrement auprès des élèves sur les choix conscients ou inconscients, sur les avantages, mais parfois aussi sur les difficultés liées à l’utilisation d’une ou de plusieurs langues. Ils veillent à ce que la pratique d’une ou de plusieurs langues soit thématisée comme partie prenante des compétences et du management interculturels. 

Différentes évaluations permettent d’analyser les résultats de l’apprentissage, qu’il s’agisse de l’assimilation du cours théorique ou de la mise en œuvre pratique de compétences interculturelles dans les équipes. Les dossiers sous forme de rapport écrit, les présentations orales des résultats du travail des équipes devant l’ensemble de la promotion, mais également l’interaction des élèves pendant le travail d’équipe, sont évalués. 

Les enseignants réalisent différentes évaluations formatives et sommatives. Ils accordent une large part à l’observation-participante lors des multiples interactions avec les élèves (qu’il s’agisse du cours, du tutorat ou de l’observation pendant les travaux des équipes). L’observation participante permet en effet d’évaluer les écarts entre, d’une part, les résultats théoriques et académiques que les élèves dégagent en termes de management interculturel et, d’autre part, les compétences interculturelles que les élèves manifestent concrètement dans la réalité du cours et du projet. 

Les élèves sont également invités à évaluer les compétences interculturelles collectives de leur groupe, à s’auto-évaluer individuellement sur l’ensemble de la durée du projet. Ils réalisent également une brève évaluation de la prestation de la présentation orale.
Après avoir expliqué la conception et l’élaboration de notre approche pédagogique dans nos deux établissements d’enseignement, nous présentons la mise en œuvre, c’est-à-dire les résultats de cette démarche dans le compte rendu d’expérience suivant. 

4.3 Développement de compétences interculturelles et apprentissage expérientiel 

Nous présentons dans les paragraphes suivants quelques compétences interculturelles que les étudiants ont pu développer pendant la situation d’apprentissage expérientiel du contexte de travail d’équipe. Dans cet article, nous insistons tout particulièrement sur les exemples d’élèves ingénieurs pour les travaux de groupes réalisés depuis 2004 et 2005. Nous présentons tout d’abord les compétences que les étudiants ont identifiées à l’écrit dans les rapports avant de les comparer avec les interactions observées. 

Notre démarche de pédagogie active nous permet en effet d’identifier l’apprentissage des contenus du cours à travers les dossiers réalisés mais aussi d’observer les interactions des élèves lors de la réalisation des travaux d’équipes sur ces dossiers (contenu/relation) ainsi que pendant les présentations orales des dossiers réalisés. Cette approche nous permet ainsi de distinguer s’il existe un écart entre le déclaratif et le réel vécu. 

Afin de citer quelques exemples de compétences interculturelles des étudiants ayant suivi le cours de management interculturel, nous avons sélectionné des extraits des toutes premières pages dossiers qu’ils ont réalisés. Les premières questions des dossiers sont consacrées à l’organisation du travail d’équipe et notamment au choix de la/des langu(e)s de travail à utiliser lors du projet. Nous citons et expliquons dans les pages suivantes comment les étudiants ont répondu à ces questions. 

Les élèves citent dans de nombreux extraits des éléments qu’ils estiment préalables à toute relation interculturelle et qu’ils identifient sous formes de valeurs telles que « respect », « tolérance », « liberté de parole et de pensée » et d’attitudes comme « allocentrisme », « empathie », « volonté de dialogue et de compromis », « ouverture sur les autres », « intelligence émotionnelle ». Les étudiants proposent des valeurs et des attitudes qui, selon eux, favorisent la coopération et le compromis sur la base du respect de l’autre qui doit être intégré dans l’intégralité des phases du projet afin « de ne laisser personne sur la touche». L’objectif est d’être « réceptif » et « de se sensibiliser à la différence » afin « d’atteindre ensemble un objectif commun ».

En termes de contenus, ils procèdent plutôt de manière déductive et académique. Ils énumèrent les méthodes de travail nécessaires à la gestion de projet en contexte international en insistant sur les techniques d’animation d’un groupe et sur les techniques de communication écrite et orale. Ils préconisent l’élaboration – par la négociation – de « règles de coopération et de travail communes » permettant l’allocation équilibrée des ressources et « la répartition équitable des tâches afin d’atteindre ensemble un objectif commun ». Ils établissent des « règles définissant les rôles et les responsabilités de chacun » tout en privilégiant des « règles souples communes à tous, permettant une adaptation constante ». 

Ils appliquent les contenus des cours de management interculturel à l’équipe de travail : « Nous avons tâché avant tout de construire un vrai groupe interculturel dans lequel chacun a pu écouter les autres et apprendre d’eux à travers la découverte de certaines réalités culturelles et à travers certaines questions soulevées par le cours. » (Groupe 2, 2004). Ils créent ainsi un lien entre la théorie et la pratique et opérationnalisent quelques dimensions culturelles identifiées par les spécialistes de l’interculturel. Ils dégagent néanmoins des dimensions culturelles telles que « individualisme-collectivisme », distance hiérarchique faible-forte, (Hofstede 2003), monochronie-polychronie (Hall 2003a). Ils montrent comment exploiter les expériences et compétences spécifiques de certains d’entre-eux. « Pour favoriser l’interculturalité, notre but a été systématiquement de faire appel à l’expérience de Badr (NOTE : groupe de 3 élèves français avec un élève marocain). Nous avons alors abordé l’ensemble des questions, sans faire un travail linéaire et en revenant régulièrement sur les différentes questions à l’image de nos cultures polychroniques (sic) ». 

De nombreux groupes ont exploré les dimensions culturelles de chacun des étudiants participant afin d’organiser le travail en fonction des propensions de chacun à les utiliser. C’est certainement dans la description du choix stratégique des formes de communication et des langues que les groupes ont pris conscience des enjeux de l’interculturel. D’année en année, de plus en plus d’élèves tentent d’apporter quelques éléments de réponse au choix stratégique de la langue en utilisant à la fois l’anglais et le français comme outil de travail : 

«Because of the different origins of the team members, we agreed that the only languages known by everybody were English and French. But we faced a problem: a lack of English vocabulary for French Students, and a lack of French vocabulary for the foreign students. Because we knew that our public would be in majority French, we chose to speak French during the team meetings. Nevertheless, in order to prevent the foreign students from being isolated, we decided to have any written work (reports for example) in English. As a consequence, every member of the team would have some difficulties but not the same time in order to help each other. » (groupe 10, 2005) 

L’équipe multiculturelle citée juste après, constituée de cinq personnes dont deux étudiants étrangers, a décidé d’utiliser le français comme langue de travail qu’il s’agisse de la rédaction du dossier, de la communication dans l’équipe et de la présentation orale à la fin du cours. Les élèves de cette équipe ont choisi le français – comme environ 2/3 des équipes – car ils expliquent qu’ils ne maîtrisent pas assez bien l’anglais. Ils estiment qu’ils ne parlent pas assez bien cette langue qui va les retarder, voire les pénaliser dans l’élaboration du travail demandé dans le dossier. Pourtant il est précisé dans la consigne que l’expérience de cet exercice, réalisé depuis plusieurs années avec d’autres élèves de l’Ecole, utilisant l’anglais comme langue de travail, facilite la prise de conscience des objectifs, enjeux, contenus et pratiques du management interculturel. Dans le passé l’utilisation de l’anglais a permis de mettre évidence les notions de médiation linguistique et culturelle ; les équipes qui avaient utilisé une ou plusieurs langues hormis le français avaient même généralement obtenu de meilleures notes que les équipes qui n’avaient utilisé que le français. Après avoir choisi le français comme langue de travail, l’équipe suivante nous explique comment elle compte prendre en compte le facteur linguistique : 

« Cependant, nous n’avons pas écarté l’idée d’un soutien aux non-francophones de naissance. Nous avons pensé au problème de compréhension de la langue française par tous et à la manière de mieux faire participer les gens dans les différentes conversations. En effet, il est difficile de débattre dans une langue que l’on ne connaît pas bien et il est également facile pour des francophones de naissance d’oublier que leurs collaborateurs ne comprennent pas nécessairement tout ce qui se dit. (…) Par contre, il était clairement demandéaux francophones de garantir une bonne compréhension de l’ensemble du groupe, par l’utilisation de mots simples, par une élocution peu rapide. » (Groupe 6, 2005) 

A travers cet extrait, ils identifient bien qu’ils sont dans une situation de management interculturel pour laquelle ils doivent décider et choisir une solution pour résoudre un problème. Il y a dans cet extrait une réelle illustration d’intérité processuelle adaptative et antagoniste. Les élèves vivent pleinement, en situation, une interaction des participants. Ils prennent conscience de la difficulté à appliquer la consigne qui consiste à négocier le choix d’une langue de travail. En choisissant le français, langue de travail, ils imposent, plus qu’ils négocient, le français comme langue de pouvoir. Ils reconnaissent à la fois implicitement leur difficulté à utiliser une langue de travail autre que le français mais se rendent compte aussi qu’ils transfèrent la difficulté sur les « non-francophones ». Ils imposent à leurs « collaborateurs » qui maîtrisent moins bien la langue française une stratégie d’adaptation et créent un déséquilibre. Néanmoins, ils tentent par auto-régulation de rétablir le déséquilibre et de réaliser un compromis – tout du moins sur le papier – en s’imposant eux-mêmes une conduite langagière et un comportement de médiation par la langue. Ils décident de parler français de manière plus simple et plus lente. Dans ce court exemple, on décèle une réelle prise de conscience de la situation interculturelle, et de l’intérité. Les étudiants élaborent eux- mêmes, de manière culturellement informée et explicite, un processus d’adaptation entre des antagonismes. Un processus de d’apprentissage sous la forme de « changement personnel » et «d’implication personnelle » dans la relation à l’autre se met en place et engage un « Interculturel de compréhension et d’explication situation la relation interpersonnelle » (Demorgon [1998]2002) 

Dans le développement suivant, nous proposons d’approfondir nos observations et notre analyse en nous référant au modèle théorique de Jacques Demorgon ([1996]2004, [1998]2002, 2005a) en étudiant plus spécifiquement : les lieux et temps de l’interculturella théorie des cinq ensemblesla méthode des six approches ainsi que la régulation ternaire : généralisation – particularisation – singularisationLieux et temps de l’interculturel. Dans les sept niveaux des lieux et temps interculturels énoncés par Jacques Demorgon ([1998]2002), les élèves citent plutôt des compétences interculturelles autour de l’Interculturel local de convivialité, interpersonnel, microsociologique, de l’interculturel de changement personnel dans la relation à l’autre et dans l’interculturel de compréhension et d’explication situant la relation interpersonnelle dans ses cadres : mononational, binational, trinational, plurinational). Les compétences interculturelles citées par les élèves intègrent la culture au niveau individuel de la relation, de la communication, de la négociation et du management d’équipes. Malgré les questions posées et les problématiques soulevées par les projets qui dépassent de loin l’interaction des individus, les enseignants insistant tout particulièrement sur le niveau des organisations et des sociétés, les résultats des étudiants mettent principalement l’accent sur un Interculturel local de convivialité, interpersonnel, microsociologique. Ainsi, l’interculturel comparatif en extériorité : découverte inductive de l’autre, des autres apparaît moins clairement dans les documents remis par les élèves car il suppose, non seulement un apport cognitif de la part des enseignants et des élèves, mais également un engagement méta-cognitif des élèves qui implique l’affectif et la conflictualité synergique (Demorgon [1998]2002). Or, l’affectif et le conflit n’apparaissent que de manière mineure dans les réponses écrites des élèves. L’évitement de l’affectif et du conflit peut aussi expliquer la difficulté à mettre en évidence l’Interculturel d’implication personnelle dans la relation à l’autre. 

La théorie des cinq ensembles de J. Demorgon: Les résultats des travaux font émerger les « situations concrètes » mais déjà minimisent les « libertés stratégiques des acteurs ». Les élèves identifient bien la liberté des acteurs mais n’identifient que partiellement en quoi leurs stratégies peuvent répondre soit à des différences culturelles soit à des besoins fonctionnels dans l’entreprise ou l’organisation. 

La méthode des six approches de J. Demorgon Puisqu’ils se concentrent sur un « interculturel local » en situation à un niveau individuel, les élèves privilégient l’approche a-chronique ou synchronique de la régulation-complémentariste. Or, il s’avère parfois également que les résultats identifiés demeurent partiels et se limitent souvent à l’identification de quelques antagonismes binaires, sous la forme de dimensions culturelles en rapport avec la communication. Immergés dans l’ici et maintenant, les étudiants font plus rarement appel aux dimensions de l’entreprise ou de la culture nationale dont ils ont parfois tendance à nier l’importance. Ils accordent moins d’importance à l’approche géohistorique ou diachronique, privilégient l’informationnel-mondial au détriment du national-marchand, du politique et du religieux et accèdent donc peu aux stratégies ou à la dynamique auto(dés)organisationnelle (Demorgon [1996]2004). 

J. Demorgon : « Généralisation – particularisation – singularisation » : Néanmoins, les étudiants parviennent à trouver un équilibre dans la régulation ternaire en évitant toute généralisation abusive sur les cultures nationales (Les Français, les Marocains…) et la particularisation systématique des individus (Frédéric c’est Frédéric, Hassan n’est pas un vrai Marocain…) Ainsi, ils se sont tout à fait approprié la démarche de singularisation qui consiste à décrire précisément et à rendre opérationnels les lieux, temps et approches de l’interculturel. 

Il apparaît ainsi que les résultats des étudiants sont particulièrement convaincants. Dans le cadre d’un cours d’une durée limitée à 15 ou 30 heures, ils sont capables, dès leur première année d’enseignement de management, de se sensibiliser à l’interculturel, de s’approprier les contenus majeurs énoncés par les spécialistes de la discipline, mais également de développer de réelles compétences interculturelles lors de la réalisation d’un projet collectif, déjà porteur d’une réelle complexité. L’objectif fixé par l’équipe d’enseignants, en termes de développement des compétences interculturelles par une mise en situation expérientielle, est donc en grande partie atteint. 

5. De l’incompétence vers la compétence interculturelle 

Nous avions pour objectif d’expliquer le modèle théorique de l’interculturel de Jacques Demorgon en l’illustrant par la conception, la réalisation et l’évaluation d’un cours de management interculturel assuré dans une école d’ingénieur et une école de management. Notre souhait était de donner un exemple pratique d’une situation d’apprentissage expérientiel dans un contexte international et interculturel. D’après nos observations et nos analyses, l’approche pédagogique interdisciplinaire et interculturelle mise en œuvre semble favoriser le développement de compétences interculturelles des étudiant(e)s visant à les préparer à la complexité des entreprises. Notre démarche ajoute-t-elle des strates de complexité pédagogique à une réalité des entreprises ou de l’enseignement elle-même déjà complexe ? L’élaboration d’une pédagogie interdisciplinaire et interculturelle, active et réflexive en mode projet sur plusieurs semaines s’avère complexe. Elle requiert l’adhésion des élèves qui doivent s’engager dans un réel travail les impliquant intellectuellement et personnellement au niveau des contenus de cours mais aussi de leurs relations avec les autres apprenants. Ils sont donc incités à pratiquer des formes de méta-communication et de méta-cognition jusqu’alors peu pratiquées en cours. Cette démarche implique également des enseignants d’âge, de genre, de nationalité, de cultures (nationales, professionnelles..), de disciplines et d’approches différents. Les enseignants eux-mêmes sont amenés à engager, ensemble, une démarche méthodologique, professionnelle et humaine complexes. Cette pédagogie requiert également l’aval de l’institution elle-même car sa mise en œuvre suppose une anticipation et une préparation qui n’excluent pourtant pas des problèmes organisationnels auxquels les établissements doivent accepter de faire face. Enfin, développer des compétences interculturelles relève en soi d’une complexité qu’il n’est pas toujours possible d’observer, d’analyser, ni de comprendre en situation d’apprentissage expérientiel. 

Les élèves de l’ESC Bretagne Brest et de Telecom Bretagne s’étant impliqués dans ce processus d’apprentissage, nous envisageons donc de poursuivre l’adaptation de la théorie de Jacques Demorgon à des situations d’apprentissage interculturel expérientiel. Nous allons continuer à nous inspirer du modèle théorique du chercheur en interculturel, de la méthodologie de l’apprentissage expérientiel du formateur et des pratiques de l’animateur d’équipes internationales Jacques Demorgon. A un premier niveau, l’application des pratiques d’animation interculturelle et la méthodologie de l’apprentissage expérientiel de Jacques Demorgon permettent de créer les conditions d’un contexte d’intérité dans lesquels les étudiants engagent un apprentissage interculturel du « comprendre et de l’agir » dans leur relation en situation de travail. A un deuxième niveau, le modèle théorique de Jacques Demorgon nous permet également à l’aide de son épistémologie et sa méthodologie, d’analyser non seulement la relation des étudiants au travail mais également les contenus des productions intellectuelles réalisées. Il est ainsi possible d’observer le « déclaratif » des travaux écrits remis par les élèves et de le comparer à leur « réel vécu » afin d’identifier s’il y a eu une réelle adéquation entre l’interculturel qu’ils préconisent de manière théorique et l’interculturel qu’ils vivent concrètement en situation. Les enseignants peuvent observer s’il y a (1) prise de conscience, (2) appropriation de connaissances et (3) développement de compétences interculturelles. En effet, la méthode de travail des étudiants, en mode projet, étant inductive, les enseignants peuvent observer si les élèves, au-delà du (1) comparatif- descriptif des dimensions culturelles formulées sous forme d’oppositions antagonistes, non seulement intègrent une réelle analyse (2) compréhensive-explicative des contenus théoriques et de la relation de travail avec une approche cognitive et méta-cognitive, mais s’ils s’engagent également dans une démarche (3) dialogique-implicationnelle. Il semble bien, dans certains cas, que quelques équipes parviennent à identifier et à mettre en œuvre des compétences interculturelles à la fois cognitives, comportementales et émotionnelles en développant de réelles stratégies d’adaptation antagonistes et complémentaires. Le modèle théorique de Jacques Demorgon avec ses lieux et temps de l’interculturel, l’épistémologie des cinq ensembles, la méthode des six approches et la régulation ternaire de la généralisation, de la particularisation et de la singularisation nous a permis d’observer et d’analyser comment certains élèves sont passés du stade de l’incompétence à des formes de compétence interculturelle vécue, comprise et émotionnellement assumée dans un contexte d’intérité culturelle. En effet, il nous paraît indispensable de tenter d’ancrer toute forme d’apprentissage interculturel dans le réel car «on peut remarquer que la référence à l’adaptation antagoniste, si elle nous évite des erreurs, ne prétend pas nous enseigner des solutions. Elle nous indique seulement une meilleure méthode pour les découvrir, les inventer. Or, nous ne pouvons pas le faire en dehors des situations réelles qui ressembleront ou non aux situations connues. Refuser ce suspens, cette abstention de la méthode, c’est repartir dans la direction de l’incompétence»(Demorgon 2005a:192) 

6. Références bibliographiques 

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