Word World (par Jacques Demorgon)

52. LES STRUCTURES FAMILIALES EN EUROPE DE F. LE PLAY À E. TODD

Emmanuel Todd s’appuie sur les travaux de Le Play (homme politique, réformateur social français) et les complète sur des bases démographiques et politologiques de façon à obtenir si possible une typologie des structures et cultures familiales à l’échelle de la planète entière.

Le Play établit sa propre typologie des structures familiales en se fondant sur les idées de liberté et d’égalité apparues pendant la Révolution française. A travers l’opposition autorité/ liberté et l’opposition égalité/ inégalité, il définit d’abord les deux formes traditionnelles de la famille. D’une part, la “famille patriarcale” (autoritaire et égalitaire) et, d’autre part, la “famille-souche” (autoritaire et inégalitaire). Il y a pour lui une troisième forme plus récente issue des idées de la Révolution française, elle s’oppose aux formes traditionnelles puisqu’elle est libérale et égalitaire. Le Play la baptise “famille nucléaire” mais aussi “famille instable”. C’est précisément contre cette nouvelle instabilité qu’il se bat. En effet, pour lui, la famille et l’éducation des enfants qu’elle assume ont le plus grand besoin de stabilité, de continuité et d’autorité.

Emmanuel Todd, lui, va retenir quatre formes : la famille patriarcale qu’il nomme “communautaire”; la “famille-souche” qu’il nomme “autoritaire”. Il leur oppose la “famille nucléaire égalitaire”. A l’opposé de Le Play, elle ne découle pas de la Révolution française, elle en est à l’origine. Cette révolution est pour une large part une transposition des valeurs anciennes (15e siècle) de liberté et d’égalité du plan familial au plan politique où l’ancien régime politique les repoussait. La quatrième forme est la “famille nucléaire absolue” présente en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, au Danemark. Elle est aussi profondément orientée vers la liberté mais l’inégalité devant l’héritage lui semble mieux convenir à la diversité des personnes. Sur ces bases, trois différences importantes sont à souligner entre Todd et Le Play :

1) D’abord, Todd entend préciser avec rigueur le sens des termes retenus.

L’égalité et l’inégalité ne concernent que les modes de répartition de l’héritage entre les frères. “Autorité” et “liberté” sont, aussi des termes quasi-techniques limités au plan des structures familiales. L’autorité résulte de l’intériorisation du pouvoir des adultes sur les enfants. Cette intériorisation se fait dans la famille patriarcale à partir de la distance hiérarchique au pater familias. Elle a d’autant plus le temps de s’effectuer et de se consolider que les enfants poursuivent leur vie à l’ombre de l’autorité des parents. Et cela même une fois mariés et pères eux-mêmes. C’est seulement après la mort du père que ses fils (et par la suite ses filles) se partageront le bien à égalité.

Dans la famille souche, il faut distinguer l’enfant héritier et les autres. Le premier (lui, pas ses frères et soeurs) va (lui aussi, y compris une fois marié) vivre sur le lieu familial avec ses parents jusqu’à leur mort. L’autorité paternelle est d’autant plus intériorisée que, dans cette structure familiale, c’est un lien filial exclusif qui est éprouvé jour après jour tout au long d’une vie au service des mêmes tâches, de la même entreprise, de la même oeuvre de conservation et de développement du bien terrestre: la terre nourricière, la ferme familiale. Cela implique des dimensions culturelles valorisant la précision, la qualité et la continuité.

Quant à la liberté, alors qu’elle est pour Le Play une menace concernant la famille, elle est de nouveau pour Todd une caractéristique technique, juridique. Elle est référée au statut juridique de la majorité : âge à partir duquel dans les deux familles nucléaires les enfants peuvent quitter le domicile familial et, de leur propre chef, décider désormais de leur vie.

2) Ensuite les deux auteurs ont une conception diamétralement opposée de la succession des formes familiales dans l’histoire.

Pour Le Play la famille nucléaire égalitaire est, au 19e siècle, une forme récente. C’est sous l’influence de la Révolution française qu’elle privilégie la liberté et l’égalité contre l’autorité et l’inégalité, deux valeurs qui elles, relèvent du réel de la nature comme de la société. Pour Le Play ce déni du réel qu’opèrent la liberté et l’égalité entraîne des résultats désastreux car la famille a besoin d’autorité pour mener à bien les tâches éducatives. Il combat cette forme de famille et préconise le maintien des formes traditionnelles. Pour Le Play, la famille nucléaire est donc la conséquence d’une évolution politique regrettable.

Pour Todd, au contraire, bien loin d’être un produit de la Révolution française, la famille nucléaire égalitaire existe dès le 15e siècle en Ile de France et ce sont ses valeurs qui s’imposeront en politique avec la Révolution française.

3) Les deux auteurs sont donc opposés. Pour Le Play, c’est bien le politique qui est déterminant. Et la coupable c’est la Révolution française. Pour Todd, c’est le familial qui est déterminant. 

La France, selon ses régions, relève d’au moins trois types de structures familiales mais l’évolution du destin politique français va se jouer à partir de l’Ile de France. Le modèle nucléaire égalitaire de cette région va jouer un rôle prédominant. Il y a en réalité un considérable enchevêtrement entre le politique et le familial. Le primat de l’Ile de France tient aux structures géopolitiques françaises fruits de conjonctures historiques anciennes. Mais, Todd le souligne, à travers la Révolution française, le peuple de l’Ile de France a imposé la liberté et l’égalité en politique parce qu’il vivait déjà cela au plan de ses structures familiales et des mentalités d’ensemble qui en résultaient.

Pareillement, les structures familiales nucléaires absolues propres à la Grande-Bretagne sont, pour Todd, à l’origine de caractéristiques culturelles britanniques comme un attachement profond à la liberté mais aussi une acceptation de l’inégalité. Celle-ci se traduisait dans la liberté de tester par laquelle les parents choisissaient pour leurs enfants ce qu’ils voulaient léguer aux uns et aux autres. Cette inégalité, aujourd’hui encore, reste mieux acceptée même dans d’autres domaines, par exemple dans le sort des personnes face à leurs moyens d’existence. Récemment, il y avait désaccord entre “L’Europe” et la Grande-Bretagne sur le maintien d’horaires de travail légaux de 48 heures par semaine. Quant à la liberté elle a joué un grand rôle dans de nombreux domaines. D’une part une progressive transformation du politique à partir d’un développement des initiatives économiques; d’autre part, une autonomisation du religieux par rapport à la Papauté avec l’invention de l’anglicanisme.

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Notes bibliographiques

  • Œuvres de F. Le Play I : Principes de paix sociale : La famille, publiés sous la direction de Jacques et René Wittmann, Paris, Éditions d’histoire et d’art, Librairie Plon, coll. « Les cahiers de l’unité française », 1941.
  • Œuvres de F. Le Play II : La Réforme de la société : Le travail, publiés sous la direction de Jacques et René Wittmann, Paris, Éditions d’histoire et d’art, Librairie Plon, coll. « Les cahiers de l’unité française », 1941.

Instruction sur la méthode d’observation dite des monographies de familles, propre à l’ouvrage intitulé Les ouvriers européens, par F. Le Play, Paris, Société d’économie sociale, 1862. Lire en ligne [archive]

La Réforme sociale en France déduite de l’observation comparée des peuples européens, Commissaire général aux Expositions universelles de 1855 et 1862, Paris, Henri Plon, 1864. Tome 1 [archive], Tome 2 [archive], Tome 3 [archive]

http://www.annales.org/archives/x/leplay.html

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