Word World (par Jacques Demorgon)

Sources : Les grandes orientations culturelles. Cours de formation à l’interculturel présenté par J. Demorgon et Nelly Carpentier.  I. Les problématiques (suite et fin). Mondialisations et mutations dans la pratique et la pensée des cultures

9e leçon, Multiculturel, multicultarisme et interculturel

35. LES FAITS : GUERRE ET PAIX, INTERCULTUREL ET MULTICULTUREL

            Les deux termes de multiculturel et d’interculturel ne sont pas substituables l’un à l’autre et doivent être conservés et pensés ensemble.      Multiculturel – à ne pas confondre avec multiculturalisme dont nous parlerons ensuite – et pluriculturel signifient seulement en principe l’existence de multiples ou de plusieurs cultures co-présentes dans un même ensemble. Celui-ci peut aller de tel quartier d’une ville à tout un pays et au delà. Ces cultures sont d’une certaine façon co-présentes mais elles restent souvent séparées de diverses façons et pour diverses raisons. 

            C’est à l’échelle de la planète d’abord que la séparation est la plus visible pour au moins trois grandes raisons :

            1) l’existence de grandes zones culturelles dont l’origine relève de zones climatiques, alimentaires et vestimentaires différentes. 

            2) une géohistoire faite de décalages temporels séculaires ou même millénaires. Cela en raison du décalage des événements ; ainsi hindouisme et bouddhisme, christianisme et islam ne sont pas apparus au même moment.           3) Décalage aussi en raison de la configuration de l’espace terrestre relativement aux moyens de déplacement des hommes. Certaines zones de peuplement ont été séparées les unes des autres par des espaces difficiles à vaincre (déserts, montagnes, océans). Les grandes zones culturelles, en particulier religieuses, correspondent à des continents isolés les uns des autres. 

            Toutefois les grandes religions actuellement pratiquées ont toutes vu le jour pendant une même période d’un millénaire et demi environ. Celle-ci se situe au cours de la phase de sortie des sociétés communautaires et d’invention des sociétés royales-impériales.

            Les sociétés royales-impériales ont longtemps continué à se mesurer aux sociétés communautaires. Des sociétés singulières sont nées des chocs et des arrangements entre ces deux grandes orientations culturelles historiques. C’est le cas des empires nomades. La forme sociétale “royale-impériale” s’est longtemps reproduite, par exemple en Chine, en dépit de ses échecs certes échelonnés dans le temps mais graves et répétés. Cependant, à part le cas de l’empire romain, cette forme, en Europe plus souvent royale qu’impériale, est restée dans certaines limites. Elle a connu quelques sommets mais aussi beaucoup de faiblesses selon les périodes et les pays. Sur la durée du second millénaire, elle n’a pu empêcher que se mettent en place d’autres orientations de réponses accordant à l’économique une place nouvelle. 

            Tout au long du second millénaire européen, les chocs et arrangements extérieurs des royaumes entre eux insistant pour se maintenir ou s’agrandir, comme à l’intérieur de ces royaumes les chocs et arrangements avec les acteurs économiques ont contribué à engendrer une troisième forme sociétale et culturelle elle-même fort diversifiée, celle des nations marchandes. Aujourd’hui, elle se trouve à son tour mise en cause par l’apparition des conditions de genèse d’une 4e forme sociétale: informationnelle-mondiale.

            Ces quatre grandes formes sociétales sont, de ce fait, nécessairement présentes dans le multiculturel, l’interculturel, le transculturel de la planète.            Dans de nombreuses régions du monde on trouve encore des isolats de sociétés communautaires. Elles y ont subsisté pour des raisons géographiques liées à des conditions biologiques extrêmes. La notion de multiculturalité planétaire traduit ainsi des réalités géohistoriques incontestables.

            En même temps il est non moins évident que les grandes formes culturelles sociétales (transculturelles) ne se sont mises en place qu’à partir d’échanges interculturels entre les cultures singulières. 

            Comment les royaumes seraient-ils nés si les sociétés communautaires autrefois nomades ne s’étaient pas – d’ailleurs pour se combattre – associées et sédentarisées ? 

            Comment les royaumes et les empires, de la Chine à l’Europe, auraient-ils dû se fortifier (mur d’Hadrien, murailles de Chine, etc.) s’ils n’avaient pas subi la menace des empires nomades ? Ceux-ci pendant deux mille ans les attaquèrent souvent, parfois les détruisirent. Souvent aussi il y eut interculturation des vainqueurs et des vaincus à partir des avantages culturels et civilisationnels différents des uns et des autres. 

            Ce fut la première phase de transition entre deux grandes formes culturelles sociétales. Au cours de cette longue période, l’exacerbation des engagements militaires ou l’importance des échanges commerciaux mirent en évidence l’interculturalité qu’elle soit violente ou pacifique.

            Mais la situation multiculturelle se manifeste aussi. En effet, au delà des moments de contact et d’épreuve – religieux, politiques, économiques -, au delà des chocs militaires épuisant parfois tous les camps, la survie recherchée impose des arrangements. Ceux-ci inventent de nouvelles conditions de séparation au sein d’un ensemble par ailleurs plus ou moins commun (empire, royaume, pays, région, ville, quartier). 

            Mais la situation multiculturelle peut être, elle aussi, mise en cause à son tour, ne serait-ce qu’à partir d’évolutions démographiques. Le cas du Kosovo de plus en plus peuplé de populations albanaises est exemplaire aujourd’hui . 

            Dans certaines conditions, il n’y a pas toujours possibilité de séparations matérialisées, rigides telles que des frontières. Il y a au contraire de nombreuses proximités spatiales dans des environnements culturels partiellement communs (participation à une même zone géographique et sociétale, à une même culture singulière globale d’un pays (États-Unis, Inde, Chine, CEI, etc) et à ses activités générales: politiques, industrielles, commerciales. Comme certaines distances doivent être, de façon ou d’autre, maintenues, elles pourront l’être tantôt à travers des dispositions juridiques, tantôt par la réalité de moeurs différentes.

            Ainsi en fonction des événements, les situations multiculturelles et interculturelles interfèrent et peuvent, dans le temps, basculer des unes vers les autres. 

38. NÉCESSITÉS ADAPTATIVES FONDANT LE MULTICULTURALISME ET L’INTERCULTUREL

La querelle idéologique entre multiculturalisme et interculturel occulte ainsi nombre de données essentielles.

D’une part, nous venons de le voir, elle occulte les racines culturelles qui dans tel ou tel pays sont à la base de l’emploi préférentiel de l’une ou de l’autre notion. Pays ayant – au long de leur construction – misé davantage sur la diversité et l’inégalité (pays anglo-saxons) ou davantage sur l’unité et l’égalité (la France, par exemple).

D’autre part, cette polémique occulte encore le fait que la nécessité adaptative ne peut prétendre, sans dommage, choisir systématiquement une position en éliminant l’autre. Pourtant, on a souvent soutenu et on soutient encore que, sauf dans le cas où une culture est transformatrice d’une autre culture par violence, l’interculturel est impossible. On le démontre à partir d’une logique paradoxale. Elle souligne que c’est sur la base de son système culturel que chacun accueille la culture de l’autre. Dès lors, ce système culturel se réaménage semblable à lui-même en assimilant l’apport extérieur à lui. Dans ces conditions la situation multiculturelle serait en fin de compte toujours la seule vraiment réelle. Cette façon de voir les choses correspond à une part de vérité mais en manque une autre.

La théorie de l’adaptation de Piaget nous permet de comprendre que les situations interculturelles et multiculturelles relèvent toutes deux de la difficile régulation adaptative “fermeture/ouverture”. L’être doit se conserver bénéficiant ainsi de l’unité fondamentale qui le constitue biologiquement. A partir de là, il doit réguler sa relation aux environnements. Trop d’ouverture et c’est la submersion mais pas d’ouverture, c’est la sclérose. L’être doit aussi se renouveler car ses environnements changent. Ces deux nécessités vitales (fermeture et ouverture) ne peuvent disparaître. Mais le multiculturel et le multiculturalisme d’une part, l’interculturel d’autre part peuvent occuper toute la gamme des variations de la fermeture ou de l’ouverture. Cette gamme comporte toujours la possibilité d’un dévoiement vers des violences extrêmes ou la possibilité d’échanges et de travaux coopératifs et compétitifs (on dit parfois coopétitifs).

Ainsi le multiculturel qui part davantage de situations de fermeture peut toujours les entraîner vers la ségrégation réductrice voire destructrice de l’autre et de sa culture.

L’interculturel qui part davantage de situations d’ouverture peut glisser sur la pente de l’assimilation réductrice voire exterminatrice de l’autre, du moins culturellement.

Ainsi, dans le contexte des réalités changeantes, multiculturel, multiculturalisme et interculturel nous réfèrent à des faits incontestables. Les sociétés connaissent – dans l’espace et dans le temps – des éloignements et des séparations mais tout autant des proximités et des rencontres. Ce sont là deux modalités de la réalité avec leurs faits et leurs idéologies associées.

D’ailleurs nous l’avons souligné, il n’y a pas un unique multiculturel, un unique multiculturalisme et un unique interculturel. Ils sont eux-mêmes différents, positifs ou négatifs, en successivité ou simultanés voire mêlés. Leurs oppositions et leurs compositions ne font que refléter les dynamiques issues de deux nécessités opposées : celle de pouvoir se retrouver comme soi (qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe, d’une organisation, d’une région, d’un pays), celle de pouvoir bénéficier des échanges avec les autres.

Cette régulation adaptative est requise, socialement et individuellement. Comme au coeur de chaque société, c’est au coeur de chacun que se trouve déjà l’opposition entre ouverture et fermeture. Elle a ainsi un aspect fonctionnel universel mais les expériences sélectionnées des uns et des autres dans les sociétés ont historiquement constitué des cultures faites d’un habitus plus ou moins ouvert ou fermé ici ou là. Même si ces cultures sont révisables, évolutives, elles sont déjà diversement orientées vers le multiculturel ou l’interculturel eux-mêmes nuancés plus pacifiques ou plus guerriers, plus coopératifs ou plus concurrentiels.

Les acteurs sont ainsi toujours partagés (dissociés) entre l’orientation préalable de leur culture et leur possibilité d’une autre régulation moins ou plus inventive. Les acteurs des autres cultures sont aussi dans cette position ouverte, incertaine. Cette situation est créatrice d’angoisse de chaque côté. Dès lors, il faut savoir si ce sont les uns ou les autres qui ne le supportant plus vont finalement décider de s’identifier à une position refermée.

Cette régulation adaptative entre fermeture et ouverture nous permet de comprendre que dans la réalité, multiculturel, multiculturalisme et interculturel se retrouvent diversement composés. La querelle des notions cache en fait l’incapacité d’une meilleure régulation en raison de choix trop sommairement opposés.

Au plan théorique comme au plan stratégique les deux positions demeurent des armes pour les cultures qui les ont produites et ne veulent pas en changer. En ce sens les deux notions fonctionnent aussi comme deux leurres. L’une et l’autre cachent que des dominations s’engendrent.

L’idéologie du multiculturel dit que chacun peut demeurer ce qu’il est sans dire à quel niveau de pouvoir.

L’idéologie de l’interculturel dit que nous pouvons devenir ensemble sans dire non plus qui devient plus que l’autre.

Ainsi, telle ou telle domination se met en place et cherche l’idéologie qui favorise son acceptation et son maintien.

Les deux positions, dans leur version idéologique, se présentent chacune comme la bonne solution à des problèmes de relations actuelles entre les acteurs de différentes cultures. Les pratiques et les symboliques multiculturelles et interculturelles continuent d’intervenir dans la genèse actuelle des cultures. Elles visent à orienter différemment l’avenir aujourd’hui en jeu à travers les luttes que mènent les acteurs pour avantager leurs cultures de pays, de groupes, de personnes. Elles fournissent des blasons idéologiques plus différentialistes ou plus universalistes à des cultures, de toute façon, dominatrices. Dans l’avenir, cela se poursuivra en dépit des efforts faits ici pour montrer que ces deux notions sont à considérer moins comme des solutions opposées de nos difficultés que comme des moments diversement orientés de nos relations et de nos adaptations culturelles toujours à réguler.

*

10e leçon, Des acculturations à l’interculturation, 

42. LE FONDEMENT DE L’INTERCULTURATION : LA LOGIQUE ADAPTATIVE COMPLÉMENTARISTE 

Dans les oppositions et dans les fermetures entre sociétés l’ouverture n’est totalement exclue qu’aux extrêmes absolus des ethnocides et des génocides. De même, dans les ouvertures, une part de fermeture reste à l’oeuvre. On rencontre ici le paradoxe de l’homogénéisationPlus l’ouverture à l’autre est grande, plus je peux être influencé par lui et lui ressembler. Notre ouverture totale à l’altérité entraînerait notre submersion voire notre suppression. Il n’y aurait plus d’altérité puisque nous serions devenus “comme elle”. D’où la volonté chez nombre de personnes, de groupes, d’organisations et de sociétés de maintenir des séparations, voire des ségrégations. Mais ce paradoxe incomplet est généralement le fruit de la peur.

Pour retrouver le paradoxe dans sa dynamique étendue et profonde, il faut voir que l’homogénéisation redoutée est toujours partielle et même si elle était plus étendue elle ne représenterait qu’un moment de l’adaptation, celui qui est caractérisé par le primat de l’accommodation à l’autre. Dans la suite, cette altération internalisée sera retraitée à partir de nous et de notre culture antérieure qui est aussi encore là. Dans cette situation de dissociation relative, nous allons assimiler le récent changement selon notre propre hétérogénéité, notre spécificité. La pleine conscience de cette complexité évolutive a d’ailleurs été clairement mise en lumière, à propos de sa culture, par l’auteur nationaliste japonais Shintaro Ishihara dans son ouvrage” Le Japon sans complexe”.

Généralement, le résultat n’est ni le maintien de notre hétérogénéité de départ ni une arrivée d’homogénéisation avec l’autre. Le plus souvent, il est le fruit du double processus d’accommodation et d’assimilation entre nous-même et l’environnement naturel ou humain. Il y a une suite de transformations réciproques au cours desquelles nous devenons partiellement l’environnement et l’environnement devient partiellement nous, hors de nous (humanisation de la nature et de l’étranger) et en nous-même (modélisation scientifique ou esthétique de la nature et de l’étranger).

La logique adaptative complémentariste devrait nous garder des polarisations erronées telles que celles qui consistent à croire que l’autre va totalement nous assimiler ou que c’est nous qui allons totalement l’assimiler. Ouverture/ fermeture, accommodation/ assimilation, homogénéisation/ hétérogénéïsation sont des polarisations modélisées d’ajustement adaptatif. Fruits de constructions élaborées à partir d’échecs nombreux et répétés, elles désignent des orientations opposées qu’il nous faut conjuguer dans notre expérience: le comment dépend du réel et de nous.

A partir de là, on pourra mieux éclairer les biais idéologiques pervertissant les notions d’assimilation et d’intégration. Dans la mesure où assimiler l’autre, c’est le ramener entièrement à nous, on a voulu proposer le concept jugé plus ouvert d’intégration. Les modifications importantes ne doivent pas être d’un seul côté car là, on est encore dans l’assimilation. Mais une véritable réciprocité suppose une intégration particulièrement novatrice et englobante, créatrice d’une nouvelle réalité mixte. C’est rarement le cas entre deux cultures de deux pays différents.

Nous verrons ci-après que certaines stratégies politiques peuvent conduire à des interculturations importantes. Plusieurs fois dans l’histoire, les conquérants ont imposé aux conquis nombre de caractéristiques de leur culture mais leur conquête ne s’est confirmée que, lorsqu’à leur tour, ils ont accepté nombre de caractéristiques des conquis. Les Romains conquérants de la Grèce se sont largement hellénisés. Les Mandchous conquérants de la Chine se sont largement sinisés.

On connaît, dans le domaine religieux, l’importance des syncrétismes. Le shintô, religion indigène du Japon s’est incorporée un grand nombre de données appartenant au bouddhisme, au taoïsme, au confucianisme. Toutes ces variations ont entraîné la constitution d’un millier de sectes différentes au Japon.

Les psychosociologues américains toujours soucieux de vérifications expérimentales ont montré, en particulier Sherif, que des groupes d’enfants conduits artificiellement à se juger différents au point même d’en devenir hostiles pouvaient quand même être ensuite intégrés dans une oeuvre de coopération: à la condition qu’elle soit fondée sur des objectifs particulièrement élevés. C’était là comme une sorte de transcendance qui parvenait à les réunir au-delà de leurs nouvelles identités ressenties comme opposées (7).

Cette dynamique d’ouverture et de fermeture, d’homogénéisation et hétérogénéïsation s’applique aux personnes et aux groupes comme aux organisations, aux régions et aux sociétés. De ce fait, on pourra traiter ensemble – même si on les distingue – les ouvertures intra et intersociétales. A l’intérieur d’une même société, séparations et frontières existent aussi entre populations, régions et secteurs d’activités mais les occasions de transferts culturels, collages, greffes ou crases ne manquent pas: ce sont les mariages ou les activités des artistes utilisant plusieurs produits culturels hors de leur site d’origine. Les efforts d’unification nationale sont aussi d’importants facteurs de recomposition culturelle.

Aujourd’hui, on assiste à une certaine unification du monde en raison du développement des communications. Ce ne sont plus seulement les transferts intrasociétaux mais aussi les transferts intersociétaux qui se multiplient. Le tourisme diffuse vêtements et goûts alimentaires divers. Les domaines scientifiques, économiques, techniques deviennent en partie les mêmes et dans une certaine mesure aussi les univers médiatiques: des films, des chansons, des jeux vidéo. On craint là aussi une homogénéisation culturelle mondiale: jeans, Coca-Cola, expansion de l’anglais, pratique des réseaux informatiques, etc… Le problème est en réalité mal posé. Il n’y a pas à contester les orientations homogénéisantes. Mais les orientations hétérogénéïsantes du passé sont encore plus nombreuses et toujours vivaces. Que l’on songe à la Chine, à l’Inde aux mille langues.

De plus, nous l’avons expliqué, l’hétérogénéïsation est toujours à l’oeuvre et se maintiendra demain. Une langue anglaise qui se généraliserait cesserait d’être la langue anglaise originelle et commencerait à engendrer des langues différentes. Autrement dit, homogénéisation, hétérogénéïsation sont deux tendances antagonistes. Quand on voit l’une se développer, on peut penser que l’autre va disparaître alors qu’elle ne fait que se potentialiser à travers des conditions moins visibles dans l’instant.

 

43. L’INTERCULTURATION ET L’INTÉRITÉ DÉNIÉES

Le travail de Georges Devereux a mis en évidence le fait que nombre de modifications voire d’inventions culturelles ne sont pas simplement le produit d’emprunts à l’autre culture mais tout autant les fruits des oppositions et résistances. Pour un pays, ses acteurs et sa culture, refuser activement la culture d’un autre pays peut, en fin de compte, laisser plus de traces que dans le cas d’une attitude de réception passive.

Devereux nous introduit à plusieurs notions clefs pour une compréhension de la mondialisation. L’interculturation est première : c’est à partir d’elle que les cultures se produisent ensemble alors même qu’elles s’isolent ou se combattent. Dans ce processus, il y a toujours des rapports de domination mais cela ne signifie pas, comme on le pense naïvement, que les cultures, hier différentes, vont devenir semblables demain. On est dans un processus antagoniste qui entraîne les cultures à devenir en même temps homogènes et hétérogènes. Il faut être en mesure de définir ce qui circule entre les cultures et peut même, à un moment, s’installer chez toutes.
L’interculturalité entraîne bien une intérité qui risque d’être déniée. Les oppositions stratégiques se poursuivent et rendent impossible d’avouer et souvent même de voir ce qui nous vient de ceux avec lesquels nous sommes en conflit.

Hier, le religieux pouvait parvenir à être l’expression acceptée de cette intérité.

Aujourd’hui, la référence intéritaire semble bien être les technologies qui deviennent communes à partir de pays d’origine souvent différents.

Il faut être aussi en mesure de comprendre ce que chaque pays continue à produire comme culture spécifique, reprenant, modifiant, inventant au besoin sa singularité profonde.
L’acculturation antagoniste de Devereux est née en même temps que la théorie de Piaget qui pose clairement l’antagonisme adaptatif entre perspectives à la fois conjointes et opposées : celle de l’accommodation quand le sujet se soumet à l’influence des structures des objets externes, celle de l’assimilation quand il essaye à l’inverse de soumettre les objets à ses structures propres.

Dans cet échange, sans cesse interactif et mobile, l’intérité est difficile à saisir. Structures et contenus “entre” vont se constituer comme un mixte de contraintes et d’appropriations. Cette intérité va plus ou moins travailler les cultures antérieures et les transformer. On a dénoncé, par exemple, l’imitation des Japonais alors qu‘eux-mêmes ont mis en évidence à quel point sur cette base ils étaient inventeurs (8).

Grâce à l’oeuvre de Devereux, indépendamment des mots employés, on est passé de l’acculturation à l’interculturation.

Celle-ci pose que les relations sont souvent antagonistes et ne se ramènent pas à la seule influence assimilatrice des dominants sur les dominés. Il faut cependant se rendre compte de l’hétérochronie des sociétés : elles ne sont pas dans les mêmes développements historiques. D’où un choc quand elles se rencontrent sur leurs bases culturelles spécifiques. Le processus d’interculturation peut être pacifique mais il est souvent violent.

La perspective simplificatrice de l’évolutionnisme qui déclare certaines sociétés en retard et d’autres en avance est très insuffisante. En réalité, les sociétés dites en avance ont des atouts nouveaux mais pour les acquérir elles ont souvent dû abandonner des atouts anciens que conservent justement les sociétés prétendues en retard.

Une analyse prospective de l’interculturation doit mettre en évidence la dynamique de ces différents atouts.

Il lui faut découvrir comment les atouts nouveaux travaillent les sociétés qui ne les ont pas; et comment les anciens atouts travaillent toujours dans les sociétés qui sont en train de les perdre. Les sociétés sont sans cesse prises dans un double mouvement de ressemblance et de différenciation. Chacune y cherche la synthèse qui la rend unique, singulière, universelle dans ses particularités.

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