Word World (par Jacques Demorgon)

Trump, Fillon et les autres. Médias égarés, histoire au secours 

Sources: J. Demorgon in La Révolution Prolétarienne n° 795. 12. 2016.

 « Evertuons-nous, plus que jamais, à penser autrement »

William Greider, The Nation, 9. 11. 2016.

1./ À grands sons de Trump

La présidentielle étatsunienne s’achève à peine avec la victoire de Donald Trump, prévue par Michael Moore dès juillet 2016, que retentit déjà la fanfare de la présidentielle française. Pour Trump comme pour Fillon, les prédictions des médias sont erronées. Pour les deux, l’accent est mis sur la nation. Et dans les deux cas, l’avenir, reste incertain. Il y a un problème caché : une forme de société (mode d’unification d’un ensemble humain), en l’occurrence la nation, se voit affrontée à la suivante qui s’engendre en la dominant. Auparavant, cela s’est produit deux fois dans l’histoire : quand les royaumes sont apparus ; puis quand les nations modernes sont apparues. Mais, aujourd’hui, nous vivons l’engendrement d’une quatrième grande forme de société prête à remplacer la nation. L’accouchement est problématique. « Science » des élections sans conscience de l’humain n’y changera rien. Commencement de la sagesse pour prévenir la descente aux enfers : un regard historique sur les deux accouchements précédents.

2./ L’immédiat dans l’histoire longue, esquissée. Où sont les nations ?

L’histoire étendue et profonde ne devrait pas faire peur car elle est compréhensible et partageable par un large public. Certes, cette histoire n’en reste pas aux identités des personnes, des groupes, des pays et des gouvernants. Elle est structurelle, fonctionnelle, institutionnelle, elle ne renie pas les conduites identitaires, elle les situe en les référant à trois ensembles principaux : a/ L’océan quasi-indéchiffrable de toutes les conduites humaines individuelles qui se sont manifestées et continuent de le faire ; b/ Elles le font aussi, au sein du second ensemble, celui des grandes activités : religion, politique, économie et information. Chaque activité mais de façon spécifique rassemble les humains. Elles sont de ce fait concurrentes entre elles à travers leurs acteurs ; c/ Cette concurrence les conduit à produire les formes mêmes des sociétés : tribale, royale, nationale, mondiale.

Religion et politique associées ont constitué les atouts de l’unification des royaumes et des empires constamment éprouvés par les invasions tribales. La première a pu l’emporter sur la seconde, ou l’inverse. Peut-être en Chine, la politique l’a emporté alors que, en Europe, la religion a longtemps dominé. Avec l’excommunication elle s’est attribué un pouvoir de contrôle des rois et des empereurs. Par la suite, les pouvoirs politiques se sont émancipés de ce pouvoir suprême de la papauté. Ils n’y sont parvenus qu’en bénéficiant de l’appui des deux autres grandes activités, matrices, elles aussi, d’unification des humains : l’économie et l’information. Les révolutions industrielles et les révolutions politiques vont ouvrir une ère nouvelle au cours de laquelle la forme régnante des royaumes et des empires est mise en question. Une nouvelle forme de société s’esquisse et se renforce : la nation industrielle marchande à perspective démocratique. Nous vivons déjà, depuis plus d’un siècle, un 3e changement de forme de société que nous appelons couramment la mondialisation ou la globalisation économique. Changement fort problématique. Il met systématiquement en danger l’ensemble des nations et des peuples. 

3./ Etats-Unis de Trump, France de qui ?

Lors des primaires de la droite, même scénario en France, rien n’a été prévu. Parti à 8% dans les sondages nationaux, François Fillon fait 44% des voix au premier tour et 66% au second tour, le double des voix de Juppé, au plus haut pendant des mois dans les sondages. Ces primaires de la droite en prémisse ne concernent qu’un nombre limité d’électeurs mais se prennent déjà pour l’ensemble. Et même, le perdant d’hier devient le gagnant d’aujourd’hui. Fillon ose dire : «  Le peuple français s’est exprimé ». On a un nouveau nom pour incarner la Nation. Qu’importe que le personnage ait été hyper présent dans la politique antérieure. Il a une nouvelle posture et, contre les critiques, fleurit le slogan : « Ce n’est pas un homme neuf, c’est l’homme du renouveau ». Bravo, le verbe ! La vraie droite est de retour. Libérale-conservatrice elle prétendra conserver la Nation qu’elle continuera de formater dans la globalisation économique. Le Peuple n’a qu’à se mettre au travail plus intensément et plus longtemps (des 35 aux 48 heures ?) pour une France de nouveau fière dans la rivalité internationale. 

Joep Bertrams (2016) dessinateur humoristique, percutant, fait la « Une de couverture » de Courrier international n° 1359, du 17 au 23 novembre. On y voit Marine Le Pen, « Blanche neige » géante avec les sept nains. On reconnaît Juppé et Fillion, tous les autres sont cachés sous sa jupe ; on ne voit que leurs jambes dont celles de NKM. Ce numérosorti avant la tenue des primaires de la droite, est prémonitoire. Il titre « France à droite toute ! ». Les seuls nains visibles en entier sont le petit Juppé, un peu à l’écart, qui montre son derrière à Marine ; et Fillon qui s’accroche à sa robe. La prémonition du dessinateur ne va pas jusqu’à dessiner le nain Fillion plus grand que le nain Juppé. A l’intérieur du numéro, Julian Lagnano (2016), de Londres, sur Spiked en ligne, observe au long des mois le spectacle de rues en France : «  Les étudiants français lancent des cocktails Molotov sur la police anti-émeute lors de manifestations contre la  réforme du droit du travail, les agriculteurs bloquent les rues de Paris avec plus de 1500 tracteurs pour protester contre la chute des prix ; les employés d’une compagnie de ferrys en grève brûlent des pneus sur les autoroutes ». Il s’interroge sur  cette série continuelle de fossés qui se creusent en abîmes entre un État, positionné à gauche, et ses citoyens. Etats-Unis, France : relations pareillement compromises entre États et citoyens. 

4./ Internationalisme économique sans protection des peuples. Moore et Ramonet 

L’internationale hier chantée est déjà réelle mais elle n’est pas populaire, elle s’invente au sommet et les peuples croient toujours aux nations qu’ils ont apprises hier. Pour Moore, de même que l’Angleterre a choisi le Brexit, les États “bleus” de la région des Grands lacs (Michigan, Ohio, Wisconsin, Pennsylvanie) ont voté Trump. Démocrates avant 2010, ils se sont tournés vers les Républicains. Certains ne veulent pas y croire et demandent que l’on recompte les voix. Pourtant on les a nommés la « Ceinture de rouille », un « paysage déprimant d’usines en décrépitude, de villes en sursis et de chômeurs, autrefois, membres de la classe moyenne ». 

Trump explique « qu’Hillary Clinton a contribué… à la ruine de ces quatre Etats » en étant favorable à l’Accord de Libre-Echange Nord Américain (Alena). Cet accord, au début de la décennie 90, unit « économiquement » les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. En réplique à la « forteresse Europe » qui se rassemblait autour du Traité de Maastricht. Les populations de ces quatre Etats ont été, sans aucune considération, les victimes de ces accords économiques favorables aux entreprises nord américaines. 

Trump, en chantre de la nation, entend répondre, par le protectionnisme, à ce tragique abandon économique des populations. Il menace « d’imposer un tarif douanier de 35% sur toutes les voitures fabriquées au Mexique dans le cas où Ford y déménagerait ses activités ». De même, il prétend « contraindre Apple à fabriquer ses iPhone aux États-Unis plutôt qu’en Chine ». 

En septembre, I. Ramonet (2016) approuve la prévision de la victoire de Trump que fait Michaël Moore (2016) dès juillet. Il résume les raisons de cette montée inattendue de Trump : « le candidat républicain a su interpréter, mieux que quiconque, ce qu’on pourrait appeler la rébellion de la base… Il a perçu la puissante fracture sociale qui sépare désormais les élites politiques, économiques, intellectuelles et médiatiques, et la base populaire de l’électorat conservateur américain. Son discours anti-Washington, anti-Wall Street, anti-immigrés et anti-médias séduit les électeurs blancs peu éduqués mais aussi tous les laissés-pour-compte de la globalisation économique. Il s’adresse à cette partie de l’électorat américain gagné par le découragement et le mécontentement et aux gens lassés de la vieille politique, et du système des privilégiés, des castes ».

5./ Ampleur planétaire des sursauts nationaux voire nationalistes

Jean-Dominique Giuliani (2016), pour la Fondation Robert Schuman, rappelle l’ancienneté des « extrémismes, populismes et nationalismes à l’assaut de l’Europe ». Dès 1983, le Parti autrichien de la Liberté (FPÖ) est dans la coalition gouvernementale sous responsabilité social-démocrate. Dès 2002, en France, le Front national de Le Pen est présent au second tour de l’élection présidentielle. Dès 2004, au Royaume-Uni, le Parti pour l’indépendance fait 16,6 % aux élections européennes et, douze ans plus tard, c’est le Brexit ! 

Pour Giuliani, les gouvernements des États-Nations sont sous la pression d’une « économie mondialisée de plus en plus financière » et d’une « numérisation » qui nourrit « l’instantanéité de l’information ». Ils n’ont « plus de marges de manœuvre ». De plus, ils sont privés de tout appui idéologique désormais disqualifié. Ils apparaissent comme dépourvus de choix, obligés de se conformer : « There is no alternative ». À preuve, en 2015, en Grèce, Alexis Tsipras remporte un référendum contre des mesures imposées qu’il finit par accepter. Or, pour les populations, les résultats sont catastrophiques. L’hégémonie financière débridée conduit de plus en plus de pays à chercher un repli sur eux-mêmes. Certains sont conscients que c’est une autre impasse. D’autres non. Ainsi, dans l’Est européen, les nationalismes durs sont au pouvoir en Hongrie, en Pologne. En Slovaquie on a, là aussi, une « alliance contre nature entre les socio-démocrates et le Parti national ». 

Giuliani note même qu’en fait « toutes les grandes démocraties du monde connaissent la même tendance, de l’Inde aux Etats-Unis eux-mêmes, en passant par le Brésil ». Ramonet rappelle en plus l’écrasante victoire électorale, en mai dernier, de l’inclassable et tonitruant Rodrigo Duterte aux Philippines…

6./ Trois « populismes » pour sauver les peuples et leur nation ?

Romaric Godin (2016) observe la multiplication de populismes bien différents : « Tous les grands partis traditionnels sont en crise. On assiste partout à l’ascension de forces de rupture, soit des partis d’extrême droite (en Autriche, pays nordiques, Allemagne, France), soit des partis populistes « anti-système » (Grèce Italie, Espagne, France). Partout, le paysage politique est en voie de transformation radicale ». Pour lui, les causes de cette généralisation sont évidentes. Après le Brexit, et l’élection de Trump aux États Unis « l’impossible est maintenant possible ». Ce que la politique économique des États-Unis produit en Amérique latine, en Europe, en Afrique, dans le monde, elle le produit aussi aux Etats-Unis. Même causes, mêmes effets !

 « Dix ans après la  crise, débutée en 2007, la plus violente depuis 1929, les effets s’en font toujours sentir, en termes d’inégalité de revenu et de territoire… Partout, les classes moyennes se sentent menacées d’une paupérisation que les classes les plus modestes éprouvent déjà au quotidien ». Les réactions hostiles se multiplient, toutefois en désaccord sur les remèdes. 

Godin voit, au premier plan, le populisme autoritaire « qui se reconnaît dans Donald Trump… La critique de la mondialisation nourrit surtout le rejet de l’immigration ; La critique du système politique entraîne la promesse d’un Etat peu coûteux. On promet aux classes moyennes, baisses d’impôts et protectionnisme censé défendre l’emploi et aux classes les plus fragilisées, un Etat fort et protecteur ».

A l’opposé, le « populisme de gauche rejette la mondialisation libérale, appelle à un réinvestissement de l’Etat dans l’économie et au maintien des services publics et des protections sociales. Il est fort dans les pays qui ont le plus souffert des politiques d’austérité : en Irlande avec le Sinn Féin, en Espagne avec Podemos, au Portugal avec le Bloc de Gauche et en Grèce avec Syriza. Mais il existe aussi dans des pays où l’austérité a été moins dure, quoique réelle, comme en France, en Belgique ou au Pays-Bas ». 

Pour R. Godin, il y a depuis peu un troisième populisme, centriste et libéral, apparu entre les deux précédents. « Il rejette les élites, dénonce la coûteuse bureaucratie d’État… croit à la libéralisation à outrance ». Il est sans doute le produit d’une recherche de compromis après le constat  de la toute puissance de la globalisation économique financière dès lors que « tout s’écroule » si les Banques ne sont pas renflouées par les contribuables. Jouant sur cette corde, les Libéraux de la FDP en Allemagne et, en Espagne Ciudadanos, ont, dès 2009, tous deux dépassé les 10 % aux élections. En France, « En Marche » d’Emmanuel Macron va dans ce sens. Ces trois populismes sont radicalement opposés. Ils mettent au premier plan le Peuple et la Nation mais ils imaginent diversement leur relation à la mondialisation. 

Godin voit, dans un proche avenir, le Parti autrichien de la Liberté (FPÖ) « remporter l’élection présidentielle autrichienne en décembre prochain. Le PVV être le premier parti des Pays-Bas aux législatives de mars 2017. Le Front National, en France, être au deuxième tour de la prochaine présidentielle française de 2017 ». En Italie, la Ligue du Nord pourrait plus que doubler son score. Et en Allemagne, L’AFD pourrait dépasser les 10 % aux élections fédérales. 

7./ Une nouvelle forme de société a un nouvel atout. Nations et démocratie

La forme de société nouvelle qui s’engendre ne peut le faire qu’en s’éprouvant à la forme dominante. Dans sa dimension d’extension, l’impérial résiste et finit par l’emporter en raison de son autorité hiérarchique intense là où le tribal ne dispose que d’une intensité groupale. Ensuite, le national s’esquisse, se renforce en misant sur l’intensité de l’ensemble national, d’où le démocratique. Il l’emporte alors sur le royal impérial trop distendu. Aujourd’hui, la forme sociétale mondiale défie la forme sociétale nationale. Elle y parvient grâce à son point d’appui, l’économie financière informationnelle. 

Chaque grande forme se donne toujours un point d’appui privilégié. Pour la forme de la nation, celui-ci est politique, politico-économique. D’où son régime à perspective démocratique au sens ou une nation tend à réunir tous ses membres de la base au sommet dans un effort commun pour dominer les sociétés moins fortes (colonialisme) et l’emporter sur ses rivales, les autres nations, et sur ses  rivaux, les royaumes et empires restant. La perspective démocratique n’y est pas une valeur en soi, elle est d’abord un atout stratégique supérieur dans la lutte entre les sociétés. Si elle perd de son efficacité dans un nouveau contexte, elle faiblit, se soumet, disparaît, ou elle se réinvente à travers de nouveaux atouts encore inconnus. Comment, le pourrait-elle sans subir le moindre défi ? C’est là où nous en sommes. 

8./ Les formes de société se composent mais poursuivent leurs oppositions

Si le développement de l’humanité est si problématique, c’est qu’aucune des formes de société ne disparait jamais complètement, si ce n’est du premier plan quand elle se retrouve dominée. Le désordre international actuel a maintenant permis de voir et de comprendre que les tribus, prises il y a quelques décennies pour une rareté quasi-disparue, sont toujours là. Sans parler des royaumes et empires qui concernent encore près d’un tiers de la population mondiale. Ces formes antérieures composent maintenant avec la nation marchande à visée démocratique. Non sans tragédie. Que l’on songe aux Printemps arabes, aussitôt, presque partout repris et détruits. Chaque société singulière est un mixte hypercomplexe des formes de société auxquelles elle s’est référée au cours de son histoire. Hier, les nations modernes redeviennent impériales avec leur colonialisme. Royaumes et empires sont obligés d’apprivoiser la dimension de l’économie tant industrielle marchande nationale d’abord, que financière informationnelle mondiale, ensuite. 

9./ Empires et nations. « Crases » et paroxysmes des 2 Guerres mondiales

Lorsqu’une forme de société s’affaiblit et que la suivante se renforce, c’est une épreuve considérable pour tous les acteurs. Elle est plus douloureuse pour ceux qui misent sur la forme actuelle que pour ceux qui misent sur la forme en genèse. Chaque ensemble d’acteurs opposés d’un même pays ou de pays différents, va chercher par tous les moyens à maximiser sa puissance.  Cette maximisation va conduire chaque ensemble à des sortes de bricolage ou de collage de forces, pas toujours aptes à s’associer. C’est par exemple le cas pour les couches sociales (les classes, les castes) différentes dans un même pays. Çà l’est aussi en ce qui concerne les alliances entre pays. 

Le forçage à l’union est une opération qui se voit contrainte d’utiliser des ruses mensongères en ce qu’elles promettent ce qu’elles ne sont pas en mesure de tenir : l’harmonie de l’union. Pour y parvenir quand même, elles associent des contraintes qui doivent être modérées par des séductions porteuses d’espoir ou encore, hélas, par la désignation de boucs émissaires présentés et perçus comme la cause de tous les maux. Ces références font que les acteurs adhèrent ensemble à leurs « guides ». Nous parlons de bricolage, collage, forçage, c’est bien général et peu pertinent. 

Un terme spécifique s’impose : celui de « crase ». Il a été choisi sur un double fondement. D’abord, linguistique. La crase peut être morphologique : deux mots qui produisent un hiatus fusionnent en supprimant la lettre double (ex. en grec : « ta alla » donne « talla »). Elle peut être sémantique comme lorsque national/socialisme donne « nazisme ». On comprend bien que le langage traduit justement la réalité politique qui écrase, ensemble, le national et le socialisme, au lieu de les articuler l’un et l’autre. On a dès lors, la catégorie nouvelle de la crase sociologique. Second fondement, à partir de la biologie. La crase sanguine suture la blessure, empêche le sang de couler. Toutefois, si elle survient à l’intérieur du corps, elle peut donner la thrombose veineuse et la mort. Les éléments de composition du sang cessent d’être articulés avec fluidité. 

Le terme de crase éclaire singulièrement la période d’affrontement extrême entre royaumes et empires maintenus et nouvelles nations marchandes démocratiques. Cette période se situe lors du premier 20e siècle. Avec d’abord la Première Guerre mondiale déjà monstrueuse. En effet, elle cumule le conflit des intérêts géopolitiques et celui du défi transpolitique entre les formes de société. Or ces deux conflits extrêmes et cumulés se retrouvent dans un contexte d’évolution de l’armement qui va plus qu’en décupler les effets meurtriers. 

Certes, il y a des pays vainqueurs et des pays vaincus mais tous les acteurs finissent dans un tel état que leur hostilité demeure. Cela se traduit dans des Traités imposés qui vont alimenter le désir de revanche. Ce sera la Seconde Guerre mondiale où plus de civils que de militaires sont morts, certes avec la Shoah. 

Un premier affrontement interne à la Russie s’opère à travers les Révolutions de 1905 et de 1917. Le Tsar est exécuté. Le pouvoir soviétique doit imposer l’idée que c’est bien le socialisme (annonciateur du communisme) que l’on réalise à travers la collectivisation dans un seul pays. Le bricolage mensonger ainsi mis en œuvre déclenche la famine en Ukraine. Il ne peut s’imposer qu’avec un autoritarisme extrême qui n’est à peu près crédible qu’en désignant des ennemis intérieurs et extérieurs dégradés, des boucs émissaires supposés vouloir tuer le projet merveilleux. En particulier des « blancs » posés en ennemis radicaux des « rouges ». Ces bricolages contraignent le pouvoir stalinien à un véritable forçage. C’est la crase stalinienne. Elle mutile en même temps l’autorité ct la liberté (caricature d’une prétendue dictature de prolétariat), l’individuel et le commun (avec son collectivisme agraire imposé), l’international et le national, avec son socialisme dans un seul pays.

En dépit, après la défaite, de l’apparente conversion de l’Allemagne à la forme de la Nation, avec la République de Weimar, les populations allemandes, en déshérence économique et idéologique, sont séduites par des responsables dont l’autorité apparaît comme un gage suffisant de protection sociale, voire même d’une revanche militaire victorieuse. En créant les conditions d’union de toutes les couches sociales, ces « Guides » inventent la crase national-socialiste : le nazisme. Elle corrompt le national et le socialisme l’un par l’autre, faute de pouvoir réellement les articuler. Des crases moins violentes, mais du même type, donnent naissance au fascisme (faisceau) en Italie et en Espagne. 

Toutefois, ce bricolage mensonger de politique intérieure ne peut pas tenir sans un surcroit d’autorité. Et celui-ci risque de n’être pas crédible sans l’exutoire d’ennemis, internes ou externes, dégradés en boucs émissaires de tous les maux. On voit jusqu’à quel point peut conduire la fabrication d’une crase sociologique. Sur de telles bases, l’horreur meurtrière extrême va se déployer en Europe, mobiliser de nouveau les Etats-Unis, eux-mêmes également menacés par le Japon dans le Pacifique.

10./ États-Unis et globalisation économique : la crase nationale-mondiale

Nous sommes actuellement dans la troisième période de la métamorphose des formes de société, celle de l’épreuve que subissent les nations à perspective démocratique au moment où s’engendre une 4e forme : la société d’économie financière informationnelle mondiale. Certes, on répète « mondialisation » ou « globalisation économique » mais la norme des formes de sociétés est toujours la nation. On  les dit même « unies » (ONU, Organisation des Nations Unies). Pourtant, plusieurs dimensions nouvelles se composent à travers ce déploiement de l’économie concurrentielle, financière, productive et commerciale qu’oriente une information planétaire. La conjonction de l’économie et de l’information est désormais mieux assurée, globale et planétaire. Un mot, sinon de sa genèse longue, du moins de ses deux moments significatifs. 

Le premier, affligeant, avec la grande Crise de 1929. Le second, glorieux au contraire, dont nous précisons les causes. Le plan Marshall redonne à l’Europe des ressources économiques. Une intense concurrence se déploie entre les Etats-Unis, le Japon et l’Europe (La Triade). Elle se développe à un tel rythme bénéfique que l’URSS déclare forfait en 1989 et s’effondre. La guerre froide prend fin ; la Russie fait retour. En même temps, la Chine, après avoir usé du marxisme, assimile maintenant le capitalisme financier. Ces mutations considérables, obtenues sans guerre meurtrière, placent l’économie en situation d’arbitrage supérieur. 

Sur cette base, les Etats-Unis vont sortir de la forme nationale stricte où l’Etat est le seul responsable fondamental. Ils vont installer ce que l’on a nommé « dérégulation » ou « déréglementation », en levant les contrôles de l’Etat sur les entreprises étatsuniennes. Il fallait qu’elles aient les coudées franches pour leur développement à l’international. Le Monde (1999) lève le voile sur les « coulisses de l’économie globale ». Clinton, démocrate, plutôt keynésien, devient Président des Etats-Unis en 1992. Ses conseillers l’incitent à poursuivre la dérégulation. Spontané, il réagit avec sa logique nationale : « Nous allons donc aider les marchés financiers et punir ceux qui nous ont élus ». 

En fait, les Etats-Unis ont prolongé des crases anciennes comme « isolationnisme,  interventionnisme » et inventé des crases nouvelles comme « libre-échange, protectionnisme ». Ils sont surtout, en même temps, « nationaux, mondiaux, impériaux ». En effet, ils sont toujours une Nation, voire la principale et, en même temps, ils tournent le dos au national pour construire une société qui s’étend et se déploie au mondial par l’économique. Mais jusqu’où ces crases suscitent des crases opposées comme celle de l’islamisme terroriste ? Régulations et articulations doivent investir toutes ces crases et non les laisser empirer. Ce n’est pas le chemin pris.

11./ Géopolitique et transpolitique : crases ou régulations et articulations

Nous ne voyons les pays que sous l’angle géopolitique des intérêts et des prestiges. Pourtant, il y a tout ce que nous sommes en train de découvrir comme cette lutte des pays à partir de leur forme différente de société. Cela diffère de la stricte géopolitique. Nous parlerons de « transpolitique ». Les grands pays tentent d’organiser la maximisation de leur puissance à travers une politique capable de rassembler les atouts transpolitiques englobant ceux de l’économie, de l’information, de la religion. Ils prennent ainsi le chemin des crases qui mènent aux tragédies. Prétendre qu’un Donald Trump ne pouvait pas être élu c’était surtout vouloir cacher la réalité de ses électeurs gravement touchés par les contraintes de la globalisation économique. La crase étatsunienne, nationale mondiale, n’était pas en mesure de sauver ses propres nationaux quand elle faisait primer les véritables exigences du mondial. 

La globalisation économique financière opère comme un moyen général d’homogénéisation du monde des Nations. D’un côté, elle constitue un marché unique avec de considérables économies d’échelle pour des produits à peine modifiés en fonction des cultures. D’un autre côté, elle rend ce monde entièrement dépendant d’un système d’investissements et de prêts. Celui-ci peut d’ailleurs se permettre les comportements les plus fous comme de prêter de plus en plus d’argent en créant artificiellement une bulle immobilière qui va ruiner tous les emprunteurs naïfs : individus, groupes, entreprises, institutions. La crise des subprimes qui commence en 2007 a montré que les contribuables des Etats nationaux risquaient une catastrophe bien plus grande, s’ils n’acceptaient pas de se porter au secours des banques et des entreprises tombées dans le piège. 

Perdus dans cette perversité du système, les acteurs humains doivent absolument se donner les moyens de la mesurer. Ils ne peuvent y parvenir qu’en ayant recours aux démonstrations que seule l’histoire peut faire des perversités des systèmes sociétaux antérieurs. C’est ainsi que l’histoire a déjà connu l’empire du tout religieux dominant qui pensait pouvoir empêcher « spirituellement » le développement des nations modernes à dominante économique informationnelle. L’histoire montre tout autant les catastrophes engendrées par le tout politique dominant qui, en dernier recours, n’a pas d’autre référence que militaire. Aujourd’hui, c’est le tout économique dominant qui l’emporte. Certes, il produit l’unification des sociétés, mais il le fait par la crase d’une homogénéisation des peuples et de leurs capacités. Le tout économique réduit ainsi les sources d’information et les possibilités inventives de toute l’humanité. Marasmes, désordres, désespoirs et révoltes ainsi produits épuisent inutilement une énergie humaine indispensable à l’invention des solutions planétaires aussi bien sociologiques qu’écologiques. 

En plus de l’histoire répétitive des échecs des dominations unidimensionnelles, il y a encore, pour la confirmer, une vérité que les acteurs de l’information connaissent. Elle s’appelle la loi de la diversité requise.  Si un système se prive de la diversité des informations qui lui sont nécessaires pour comprendre et corriger son parcours, le fourvoiement dans lequel il s’est mis se poursuivra. Sur ce triste chemin, combien de crases seront tentées par les dominants du tout économique dans l’illusion d’échapper à l’échec ? Et combien de tragédies futures vont résulter des crases opposées des dominants et des dominés ?

Bibliographie

Demorgon J. 2016. L’homme antagoniste. Paris : Economica. Omul Antagonist. Traducere din limba franceză de Victor Untilă. Bucuresti: Ed. F. Romania de Mâine, 2017. 

Giuliani J-D, 2016, Extrémismes, populismes et nationalismes à l’assaut de l’Europe, Politique étrangère, février

Godin R. (2016) « Quels « populismes » en Europe ? La Tribune, 9.11. en ligne.

Greider W. 2016. « Le petit peuple a parlé » cit. The Nation. In « Comment résister à Trump » Courrier International n°1359.

Lagnado J. 2016. « Le citoyen contre l’Etat », cit. Spiked London (RU). In « Apocalypse Now »,  Courrier International n°1358, 10-16 novembre.

Le Monde du 03-03-1999. Dans les coulisses de l’économie globale – une enquête de N. D. Kristof et D. E. Sanger.

Moore M. 2016. « 5 Reasons Why Trump Will Win » cit. Huffington Post. 23. juillet

Ramonet I. 2016. « Les sept propositions de Donald Trump que les grands medias nous cachent » in Mémoires de luttes, septembre.

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